« À quoi peut servir d'imaginer une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en pratique ? »
Émile Durkheim, Éducation et sociologie, 1922
« L’internet est la plus vaste expérience de l’histoire impliquant l’anarchie. À chaque instant, des centaines de millions de personnes créent et consomment une quantité inouïe de contenus digitaux dans un monde en ligne qui n’est pas véritablement limité par des lois terrestres. »
Eric Schmidt (ex-PDG de Google) et Jared Cohen (directeur de Google Ideas), The New Digital Age, 2013
L'addiction d'1,4 millions de jeunes à l'intronisation du numérique à l'école ferait-elle maladie sociale ? L'association HUKO, acronyme de Huxley-Ubu-Kafka-Orwell, nous interpelle sur sur la numérisation de la société en général.
Essentiellement composé de personnels de l’Education nationale, ou de personnes oeuvrant dans le secteur de la culture et travaillant dans des établissements scolaires, l'association se doit de respecter un certain droit de réserve (d’où leur anonymat), mais n’en a pas moins un discours détonnant.
À la rentrée des classes de septembre 2014, tous les collèges publics de France auraient dû être équipés de tablettes numériques. Mais les tablettes ne se sont trouvées au rendez-vous que dans quelques départements. Souvent, les conseils généraux ont rechigné à payer la facture. Dans un département comme le Jura, ce sont les iPads d’Apple qui ont été choisis ; le coût total de cette opération aurait dû être, dans ce département qui compte environ 13 000 collégiens (dont 2500 dans le privé), de 53 millions d’euros répartis sur quatre années, dont 35 millions pour l’équipement des collèges en wifi et 8 millions pour la formation des professeurs ; chaque tablette coûte 500 €, auxquels il faut ajouter 400 € de logiciels divers, dont beaucoup de jeux. Et voici que, même dans le Jura qui avait fait de l’opération tablettes le gage de sa politique en faveur de la jeunesse, les décideurs renoncent après avoir gaspillé les deniers publics. Serait-ce que le numérique est « impensé » ?
La pédagogie selon l’État
La crise de l’éducation n’est pas nouvelle, et on en parle sans doute depuis Platon… En revanche, la manière dont l’État entend aujourd’hui dépasser cette crise semble inédite : par l’intrusion d’une technique nouvelle.
Le constat
De quel constat partons-nous ? Si nous nous en tenons aux règles de gestion de notre époque, l’Éducation nationale fourmille d’un personnel non directement productif ; ce sont tous les « personnels » qui ne sont pas directement en face des élèves. Cela n’empêche pas les ministres successifs de suivre les conseils de « spécialistes » (en pédagogie, en psychologie, en sciences de l’éducation…) qui ne sont pas davantage en face des élèves mais qui font recette en publiant nombre d’articles et d’ouvrages plus ou moins médiatisés. Ces spécialistes officiels se lancent dans des polémiques souvent très éloignées du terrain, entre les conseils impossibles à appliquer et les combats d’arrière ou d’avant-garde pour imposer à tout prix le maintien de telle matière, ou au contraire sa disparition des programmes officiels. Si l’on complète cette esquisse très rapide de l’édifice par les ministres qui le coiffent et qui, tous, sans exception, veulent laisser une trace de leur passage en « réformant », on obtient un cocktail détonant.
En effet, comment ne pas décourager ceux qui, dans l’Éducation nationale, se trouvent vraiment dans les classes avec les élèves ? Comment ne pas désorienter les parents, pour lesquels suivre la scolarité de leurs enfants implique désormais d’y passer des heures chaque semaine ? Comment éviter, en ces temps de difficultés économiques, la récupération par des partis démagogiques qui ont beau jeu de fustiger l’incapacité de l’Éducation nationale à faire progresser vraiment les élèves et qui, pour la plupart d’entre eux, n’offrent comme seule option que le retour impossible à une situation antérieure ou la destruction pure et simple du système scolaire républicain ? Comment, surtout, ne pas entraîner les élèves eux-mêmes – et les étudiants – vers le découragement, voire la désaffection (1) ?
Dans un tel cadre, la philosophie même de l’école, qui se propose de transmettre une « culture humaniste », se révèle un vœu pieux. Comment en effet transmettre l’humanisme alors que les adultes, qui devraient servir de modèles, ne sont pas capables de s’en tenir à quelques principes simples d’instruction, et ne parviennent même pas à se mettre d’accord sur une analyse minimale des manques ou sur les causes de la déroute scolaire ?
Parmi les principes simples qui ont été oubliés depuis une ou deux décennies, celui-ci : puisque nous vivons dans une culture de l’écrit, faire participer les élèves à la société (but fondamental de l’humanisme) implique donc de les amener, dans une première étape, jusqu’à une maîtrise réelle de la lecture et de l’écriture. Sans cette maîtrise, il semble à peu près impossible de parvenir à former un « citoyen » prenant part à la « chose publique » qu’est la République (la res publica, ce qui n’implique pas l’adhésion à un consensus mais la reconnaissance d’une place et d’un rôle à jouer dans la société). La lecture, l’écriture et les bases d’une réflexion sur ce qu’est cette « chose publique » semblent donc des fondations indépassables. Le premier échec de l’école actuelle est de n’y point parvenir pour une partie non négligeable des enfants. La contestation de la notion même de connaissance par une cohorte de parents intégristes, qui confondent croyance et science (2), complique encore la réalité.
Nous nous trouvons donc dans la situation où le but étant à la fois facile, noble et nécessaire pour continuer à « faire société », nous ne pouvons cependant le faire atteindre à tous les élèves car le système scolaire ne parvient pas à ce que 100 % des élèves sachent comprendre un texte politique – il s’en faut de beaucoup – ou sachent effectuer des opérations mathématiques simples.
Si l’on ajoute à cette situation complexe le fait que les classes comptent désormais presque toutes au moins un élève hyperactif (selon les études, de 3 à 7, voire 10 % des jeunes sont hyperactifs, soit un ou deux enfants par classe de trente élèves, une proportion partout notée en hausse (3), que d’autres peuvent souffrir de divers troubles spécifiques, nous aboutissons à la situation concrète d’un adulte (le professeur) devant à la fois convaincre ses élèves que ce qu’il enseigne a un sens pour eux, faire face à des comportements dont la gestion quotidienne fatigue (autant les autres élèves que le professeur lui-même), et… faire cours.
La pédagogie évincée
Inutile ici de tracer un tableau plus précis, avec pourcentages et chiffres divers à l’appui, de la réalité des classes d’aujourd’hui. Ce qui importe est que, à la tête de la structure Éducation nationale, les seules solutions envisagées relèvent de la bureaucratie : modifier les programmes, les budgets, les horaires, les règlements intérieurs des établissements, les zones de « priorité éducative », le niveau de diplôme des professeurs, et ainsi de suite. Il n’est jamais question de pédagogie, laquelle, à force de ne plus être prise en compte sauf de façon marginale ou incantatoire (pour des raisons démagogiques le plus souvent), a fini par disparaître de l’enseignement que reçoivent les professeurs eux-mêmes dans les Écoles Supérieures du Professorat et de l’Éducation (ESPE, ex-IUFM). En lieu et place d’une formation pédagogique, les stagiaires ne reçoivent en effet, lors d’une journée de pré-rentrée, que des conseils présentés comme leur « kit de survie devant la classe », où la seule option envisagée est la répression : si une classe dérape, il faut la réprimer, dans le respect des textes réglementaires (4).
La fausse solution technologique
Si la discorde règne dans l’analyse, en revanche et de façon paradoxale, la solution fait consensus : les tablettes vont résoudre tous les problèmes, quels qu’ils soient ! Les programmes et les manuels seront « dans » les tablettes, tout autant que le règlement intérieur et le carnet de correspondance avec les parents. De plus, l’espace étant illimité, lesdites tablettes seront pourvues de nombreux jeux dont on nous annonce qu’ils permettront aux élèves de jouer entre deux devoirs à faire (5). Dans le cas où ce sont des iPads qui ont été choisis, les responsables oublient d’expliquer que tout se trouve dans le iCloud d’Apple, car, comme le déclarait la publicité fin 2014 : « iCloud s’occupe de tout à votre place. Tout simplement. » Accroche encore davantage axée, en juin 2015, sur la dépossession et la déresponsabilisation de l’internaute : « Avec iCloud, vos appareils Apple deviennent un prolongement de vous-même (6) ».
C’est dire que les élèves, leurs parents et l’Éducation nationale elle-même se trouvent dépossédés, par le choix-même effectué par l’État ou la collectivité locale qui finance le numérique à l’école, d’outils dont on pourrait penser qu’ils doivent obligatoirement se trouver à l’intérieur de l’établissement scolaire et sous son contrôle. Ils n’y sont plus que virtuellement. Alors que les controverses font rage sur des thèmes microscopiques comme les droits d’auteurs des rédacteurs de manuels scolaires, les grands penseurs de la modernité ne semblent pas se soucier de cette « virtualité » qui s’impose partout, et qui n’est plus seulement la virtualité aristotélicienne : « ce qui est là en puissance », comme la plante se trouve en puissance dans la graine. Car la virtualité Apple est hors territoire, en dehors de l’établissement scolaire, en dehors même du territoire de l’État, les tablettes étant « pensées à San Francisco et made in China » (7). La virtualité du iCloud n’est pas celle de la graine d’Aristote : elle est politiquement orientée ; accepter le iCloud implique l’adhésion forte à un consensus qui est loin d’être innocent – sur lequel nous reviendrons. L’inventeur du Web, Tim Berners-Lee, s’oppose lui-même à Apple, qui construit comme il le dénonce « un univers centralisé et emmuré (8) », totalement contraire à l’idée de liberté, qui est pourtant à la base philosophique du Web.
La technologie numérique est désormais le sésame qui ouvre les portes du domaine du savoir. Ne reprenons pas ici une foule d’arguments toujours ressassés – et pas forcément faux ! – sur le savoir qui se trouvait déjà sous d’autres formes (les encyclopédies par exemple) et tout ce qui fleure bon le regret de la culture du livre. Partons du constat que la culture du livre est attaquée de toute part et que la solution proposée est unique : la technologie, ou plutôt la fuite en avant vers la complexité technologique. La tablette est vantée comme un concentré de solutions : plus légère que le cartable, contenant bien plus de pages que le plus gros des livres, plus ludique, plus moderne, et en prime multifonctionnelle.
Une fausse émancipation
Reste pourtant une réalité que tous les décideurs semblent avoir négligée : pour apprendre, il faut découvrir, travailler, étudier, réfléchir, etc. Ce programme a été celui de Freinet comme de Montessori, de Korckzak comme de Neill et de toutes les écoles de pédagogie quelles que soient leur orientations philosophiques ou politiques. C’est dans la méthode que les différences et les divergences apparaissaient, mais toutes étaient d’accord sur un point : on doit considérer l’enfant pour ce qu’il est réellement, un être qui a envie d’apprendre, de grandir, d’acquérir les savoirs des adultes.
Pas besoin pour faire apprendre un enfant de flatter son individualisme ou ses instincts les plus médiocres en lui présentant un outil « ludique ». Freinet croyait au travail comme valeur suprême, Montessori demandait à l’adulte de se contenter d’« aider l’enfant à faire tout seul » mais croyait elle aussi en l’enfant.
Dans la société du livre, les enfants ont eu envie de lire à partir du moment où la lecture leur semblait une activité essentielle pour devenir adultes. Avec les tablettes, cette antique question du passage de l’enfant vers l’âge adulte prend une nouvelle orientation. L’enfant n’a plus rien à recréer ou redécouvrir de ce qui était la culture de la génération précédente puisque tout est dans la tablette, déjà donné, analysé, synthétisé. Sa facilité d’usage rend tout effort inutile et sa capacité de stockage fait même douter qu’il soit utile d’apprendre dans la mesure où il suffit d’avoir toujours sur soi sa tablette et de la questionner pour avoir la réponse à quelque question que ce soit.
La tablette est à l’opposé même de la réflexion, de la liberté et de l’émancipation de l’individu parce qu’elle devient une prothèse au… cerveau, à la mémoire, à l’intelligence – ce qui n’a rien à voir avec une aide mécanique pour pallier un membre déficient.
Quel « droit » à quel « savoir » ?
L’idéologie du « J’y ai droit » se greffe sur cette fausse émancipation par la machine, d’autant que les formules magiques du style « dégager du temps pour des activités réellement créatrices » se sont révélé de creuses incantations. Les adultes dont le temps de travail aurait été dégagé par l’usage de l’ordinateur se sont vu la plupart du temps imposer davantage de travail ou ont sombré dans le burn out. Le droit au savoir n’a aucun sens. Alexandre Jacob disait que la liberté ne se mendie pas, elle s’arrache. Le savoir n’est pas contenu dans la tablette ou dans quelque cloud que ce soit. Le savoir est un rapport entre l’individu et l’univers qui n’a rien à voir avec le droit. Il est le fruit d’une envie et d’un travail pour satisfaire cette envie. Faire croire que, grâce à un outil technologique, le savoir est à portée de tous est une tromperie qui aboutira à la perpétuation de la domination par ceux qui savent bien que le savoir n’est pas donné par quelque machine que ce soit.
Les livres, eux non plus, n’ont jamais été la garantie du savoir pour tous, le rapport entre le lecteur et un livre n’étant pas une transfusion directe des connaissances du livre vers le cerveau du lecteur. Hélas, les défenseurs réactionnaires du livre ont oublié cet aspect de la lecture comme temps et comme travail, tandis que les adorateurs de la tablette se détournent de l’objection en évoquant cette part de cerveau disponible à d’autres tâches.
Les élèves vont se trouver déconnectés de ce que nous avons coutume d’appeler le « réel ». Car, malgré le iCloud ou les « jeux sérieux », il existe une réalité, dont l’illusion qu’on peut s’en détacher ou qu’on peut l’appréhender tout entière via un outil est fatale à la liberté de l’individu. À terme, si trop d’individus tombent dans ce piège, cette illusion sera fatale à la société dans son ensemble, dont les individus, pris dans les rets du virtuel, ne pourront plus « faire société ».
Certes, pour quelques élèves, la technologie sera très utile, notamment ces dyslexiques et dysorthographiques que, par un retournement de raisonnement éculé, l’on met désormais en avant pour éviter d’avoir à penser la diversité de la société. Car il est facile de proclamer qu’on va sortir ces élèves-là de leurs problèmes sans considérer pourquoi notre société, lorsqu’elle sélectionne les individus, se débarrasse de tous ceux qui seraient inadaptés. C’est là qu’est le scandale, et la tablette ne le résoudra qu’en superficie. Pendant que les dysorthographiques verront leurs résultats scolaires augmenter (9), le décentrage, du fait de la tablette, des compétences requises ne fera que susciter une homogénéisation sans aucune réflexion de fond sur la concurrence, la complémentarité, etc. À la fin, un argument bien- pensant n’aboutit qu’à une augmentation de la médiocrité générale. Tous sauront utiliser une tablette, mais le savoir qu’ils auront acquis ne sera… que dans la tablette. Qu’auront donc acquis les élèves ?
L’enseignement via les tablettes n’apportera donc rien, ou, pire, éparpillera l’attention des jeunes et finira par gâcher les possibilités qui sont inscrites dans tous les êtres humains. L’éparpillement est propre à l’écran, comme l’ont montré des centaines d’études depuis une vingtaine d’années (10). Ces études montrent que l’apprentissage via les écrans est rendu bien plus complexe que via le livre, notamment du fait de la difficulté supplémentaire à se concentrer sur le texte, l’écran étant d’un confort moindre par rapport au papier, pour des raisons objectives comme la définition des caractères – sait-on même cette simple règle de base qu’il vaut mieux, sur écran, utiliser des caractères sans empattement, alors que, sur papier, c’est l’inverse ?
Ce qui signifie clairement que l’un des résultats certains de la généralisation de l’enseignement via les tablettes sera de rendre les jeunes incapables de penser. En affirmant cela sur la base de centaines d’enquêtes, nous ne voulons pas dire que « c’était mieux avant », comme le proclament un bon nombre de technophobes, mais que cette stratégie pédagogique-technologique a clairement pour but, en révolutionnant le mode d’appréhender la complexité du monde, d’aboutir à un renouvellement des élites qui… ne passera surtout pas par les tablettes. Tel est en effet le futur qui se dessine nettement : aujourd’hui en France, comme dans la Silicon Valley, les élites, qui ont bien conscience de leur processus de renouvellement, choisissent de mettre leurs enfants dans des écoles dépourvues de tablettes ou d’ordinateurs – y compris, en France, des collèges privés. Ces élites savent parfaitement qu’il ne faut que quelques heures pour apprendre à se servir des logiciels qui permettent de publier ce que l’on pense, d’envoyer des ordres ou de fournir des analyses – via les mails, en utilisant les formats word ou pdf, tout simplement.
Pendant ce temps, dans les écoles publiques, les professeurs constatent que les élèves peinent à se concentrer plus de trente minutes, plus de vingt minutes même, sur un texte dit littéraire… Mais dans certains établissements pourtant classés en REP +, les cours durent désormais… 1h30, au lieu des 55 minutes traditionnelles. Comme si le but était d’abrutir encore plus les élèves.
Le rôle de l’État et de l’Entreprise
L’État impose désormais le numérique dans les écoles, les collèges et les lycées, en usant de persuasion ou en légiférant sans dialogue. L’enjeu, prétendent les adeptes du tout- numérique, est de nous adapter à notre époque et de rester dans la course globale à l’innovation et à la compétitivité. Le numérique est aussi, en matière de réussite scolaire, une manière de sélectionner en éliminant tous ceux qui ne pourront pas s’intégrer au cybermonde et qui, a priori, sont les plus démunis économiquement. Serait-ce, là encore, le même jeu des classes possédantes contre les classes dominées ?
L’invasion des écrans modifie le rapport avec les professeurs et avec les connaissances. Le mode d’acquisition du savoir évolue. L’on passe de l’acquisition de connaissances à celle de compétences. Car le but de l’introduction des TICE (11) est d’offrir à la prétendue société de la connaissance les servants dont elle aura besoin. Nous sommes très loin d’une école qui aurait pour seul souci « une tête bien faite plutôt que bien pleine » (12), soit un esprit capable de raisonner plutôt qu’un réceptacle empli de connaissances mais incapable d’opérer un lien entre elles. Avec les TICE, la tête n’est non seulement toujours pas « bien faite », mais elle se vide : les élèves, dans les ENT, les « espaces numériques de travail », et avec les tablettes apprennent pour l’essentiel les chemins informatiques à suivre vers des connaissances auxquelles l’école ne parvient plus à les intéresser puisque la société elle-même tient ces connaissances en piètre estime. En revanche, l’Entreprise sait comment contraindre ses employés à ne savoir que ce dont ils auront besoin pour son service : par l’attrait du salaire, qui s’impose toujours plus comme l’alpha et l’oméga de la vie contemporaine consumériste et productiviste.
Le glissement vers l’école au service de l’Entreprise s’est manifesté en France dès 1976 – bien avant l’ère numérique – avec la réforme de la secrétaire d’État Alice Saunier-Seïté. Celle-ci réussit à imposer de premières et encore timides participations du secteur privé à l’élaboration des programmes dans les universités, au nom du réalisme économique. Quarante ans plus tard, le système d’adéquation des universités aux entreprises est très abouti, en France, à l’échelle européenne et même mondiale, par le biais par exemple des ECTS (13) ou des partenariats interuniversitaires mondialisés, y compris au Collège de France, désormais en partie sponsorisé par… L’Oréal depuis 2006.
L’omniprésence du numérique ouvre la voie à la seule logique d’une articulation instantanée entre le présent et le futur très proche. Les études ne sont désormais plus conçues et choisies qu’en fonction de ce qui semble le plus important pour chacun dans le futur, surtout lorsque l’avenir est aussi incertain : avoir un emploi. Peu importe l’utilité sociale de cet emploi, son sens éthique, etc., tout ce qui compte étant la survie individuelle dans ce système-ci. Étudier, dorénavant, signifie s’adapter au monde de l’entreprise, et rien de plus.
Qu’est-ce que la pédagogie ?
La révolution numérique à l’école est impensée en termes de pédagogie. Non pas qu’un complot vise à abêtir toute une génération. Mais nous constatons, comme une évidence, qu’il s’est tissé un lien direct, en trois ou quatre décennies à peine, entre l’école et l’Entreprise. Ce lien est de servitude.
Tous les termes étant désormais piégés par les communicants de toutes sortes, définir simplement les choses pour savoir de quoi l’on parle redevient une nécessité, une banalité de base. Hélas, cela illustre la perte de sens dont ce monde est la proie ! Voici donc une définition de la pédagogie, qui n’a pas vocation à être gravée dans le marbre de la pensée philosophique et qui se veut juste opératoire, afin de savoir de quoi nous parlons et où se situent nos critiques de fond à l’égard de l’école actuelle et de l’Éducation nationale en particulier.
Pour l'association HUKO, la pédagogie est tout ce qui contribue, de la part des adultes, en pratique (gestes, paroles, attitudes…), à orienter l’enfant vers sa propre réflexion, sa propre émancipation, ses propres choix. Cette pratique découle le plus souvent de considérations éthiques, politiques, philosophiques ; la pédagogie n’est pas un simple bricolage.
La pédagogie que nous promouvons dans notre travail quotidien, à l’école, ne vise jamais à indiquer sa voie à l’enfant, ni à lui prêcher ce qui serait pour lui le bon face à ce qui serait mauvais, mais de l’inciter à passer de l’hétéronomie (recevoir sa loi, sa règle, d’autrui) à l’autonomie (se donner sa propre loi qui lui permette de vivre avec les autres), l’aider à construire sa réflexion lorsqu’il nous le demande, et le soutenir dans cette construction. La pédagogie se place sur un domaine « infra-politique » (14) en ce sens qu’elle est une façon, pour les dominés, de faire de la politique sans passer par les chemins du pouvoir. La pédagogie que nous mettons en œuvre est un outil dans la conquête de l’émancipation, de l’autonomie au sens psychologique et social du terme.
C’est donc à une réflexion sur la pédagogie qu’il faut désormais nous consacrer. Cette réflexion ne se déroulera pas en quelques débats ; il y faudra du temps, de l’énergie, de la compréhension des diverses positions. Et puisque l’avenir de cette société, des êtres humains qui la forment, est notre souci principal – du moins tel est le refrain que nous chantent tous les politiciens –, alors, est-ce que cela ne vaut pas la peine d’instaurer tout d’abord un moratoire sur cette évolution numérique impensée, afin de prendre le temps de mener le débat jusqu’en ses fondements ? En commençant par répondre à cette première question, la plus simple de toutes : quel est le but de l’école ?
Pour HUKO, la réponse n’est surtout pas « amener l’enfant à un emploi dans la vie adulte ». L’école devrait, plus que jamais, amener l’enfant vers son autonomie, dans un rapport enfin harmonieux, respectueux et fructueux, entre l’individu et la société.
©HUKO (Groupe Huxley-Ubu-Kafka-Orwell)
NOTES
1. Laquelle est d’ores et déjà réelle. Le nombre de jeunes âgés de dix-huit (un âge où la scolarité n’est plus obligatoire) qui ne suivent plus de cursus scolaire ou universitaire augmente sans cesse depuis plus de dix ans. D’autre part, la déscolarisation des moins de dix-huit ans est elle aussi en augmentation, et l’Éducation nationale tente désormais de la pallier par des dispositifs particuliers comme le CLEPT, Collège et Lycée Élitaire Pour Tous, à Grenoble.
2. Sans préjuger de l’objectivité absolue de la science, mais il se trouve que la République est fondée sur le simple respect des croyances et non leur prise en compte dans le processus d’instruction publique.
3. Il faudrait de plus considérer quelles sont les causes de cette croissance du nombre d’enfant hyperactifs. Or, ces causes, sur lesquelles on discute encore semblent en partie liées à l’intrusion des écrans dans la vie des jeunes… même si d’autres causes interviennent.
4. On citera cette anecdote révélatrice. Fin août 2013, deux formateurs de prérentrée proposent à des stagiaires de l’Éducation nationale ce cas : lors du premier cours de maths, un élève s’emporte, déclarant qu’il n’a rien à faire des maths, et il quitte la classe. Que faire ? Un groupe de stagiaires propose la solution suivante : rattraper l’élève ; ne pas le punir mais engager aussitôt avec lui et ses camarades une discussion sur l’utilité des mathématiques en écoutant d’abord ce que les élèves en pensent puis en montrant l’intérêt des maths. Stupéfaction des formateurs qui avouent n’attendre comme réponse que : faut-il ou non exclure l’élève, et si oui, pour combien de temps ? Voir à ce sujet le documentaire Comment j’ai détesté les maths, d’Olivier Peyon, avec, entre autres, Cédric Villani (médaille Fields), 2013.
5. Propos entendus lors de présentation des tablettes aux parents dans divers établissements scolaires.
6. https://www.apple.com/fr/icloud/ (précisons que le iCloud n’est absolument pas accessible à une personne dépourvue d’un compte Apple).
7. Pour une critique d’Apple et de son fabricant, Foxconn, voir le premier texte de HUKO, Le tout-numérique à l’école. iPads et iPocrisie, sur http://contrebande.org/spip.php?article95
8. À lire sur http://www.w3.org/People/Berners-Lee/
9. L’on peut se demander ici pourquoi les tablettes ne sont pas réservées aux seuls élèves pour lesquels elles seraient vraiment utiles et positives. Cette forme de discrimination technique positive nous semblerait bien plus justifiable – et elle a déjà été théorisée et mise en pratique comme « positive action » aux États-Unis, ce qui est une terminologie bien plus exacte que le sinistre « discrimination positive ».
10. Voir notamment les ouvrages de Michel Desmurget, TV Lobotomie. La vérité scientifique sur les effets de la télévision, « J’ai lu », 2013 ; Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Robert Laffont, 2011 ; http://www.slate.fr/monde/80483/nous-avons-tue-notre-internet ; http://www.horizons-et- debats.ch/index.php?id=3660 ; http://www.internetactu.net/2013/03/28/la-technologie-est- elle-toujours-la-solution-22-le-risque-du-solutionnisme/ parmi d’autres sites.
11. Autour des Technologies de l’Information et de la Communication appliquées à l’Éducation, voir le portail http://tice-education.fr/ parmi de très nombreux autres.
12. Montaigne. Il entendait par « bien faite » : « fonctionnant de manière intelligente et raisonnée », et il opposait cette capacité à raisonner à l’accumulation de connaissances sans que le sujet soit capable d’opérer les liens utiles entre elles.
13. Système Européen de Transfert et d’accumulation de Crédits, qui, grâce à l’acquisition de points, permet aux étudiants de passer d’une école à une autre dans les pays d’Europe.
14. Selon la terminologie de l’ethnologue James C. Steward dans La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, 2009.
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