Certains enfants ont tout, d’autres presque rien. En France, comme dans d’autres pays, tous ne vivent pas le confinement de la même façon, bien sûr, tant est grande la diversité des régions. Beaucoup, bien logés, verront les liens familiaux se renforcer. D’autres, familles nombreuses dans de petits espaces, attendent avec angoisse de s’échapper. Pour revivre. Avec ou sans virus.
D’abord, y’ a les tout p’tits. Ceux qui n’ont rien demandé, auxquels on n’a rien dit, qu’on n’a parfois pas vus, et qu’on n’veut pas entendre. Ils ont senti vos peurs, ont entendu vos mots, parfois même des gros mots, et tout au fond d’eux-mêmes, un noyau s’est formé, qui grandira sans bruit, et un jour sortira, éclatera au grand jour. Et alors, ils diront. Ils sauront pas quoi dire, mais ils diront quand même, parce qu’on n’peut pas toujours rester des tout petits.
Et puis, y’ a les moins p’tits, ceux qui sont tout contents de faire comme les grands, de bien s’laver les mains, de montrer que du coude, ils connaissent l’intérieur, et qu’avant d’éternuer, ils peuvent le trouver. Depuis un ou deux ans, à l’école maternelle, ils ont cherché leur place, celle qu’on leur a donnée. On est félicité, embrassé, cajolé quand on fait comme il faut, quand on reste sur le banc pour écouter l’histoire et chanter la comptine. Il fallait qu’ils apprennent à vivre avec les autres, avec ceux qui n’sont pas leur papa, leur maman.
Aujourd’hui, y’a deux clans : ceux qui voulaient encore rester des tout petits, et n’aimaient pas quitter leur maman le matin. Ceux-là, ils sont heureux.
Et ceux qui s’croyaient grands, avec leur vie à eux, qui déjà découvraient, apprenaient, grandissaient. Ils attendent qu’on leur rende la place qu’était donnée. Donner et reprendre, c’est pire que voler.
Et puis y’a les moyens, ceux de la grande école. Ils ont déjà compris qu’il y a ceux qui savent, et ceux qui ne savent pas, mais que leur vie à eux, maintenant, c’est l’école.
Même les différents, ceux qui comprennent trop vite, ceux qui ne comprennent pas, ceux qu’écrivent à l’envers, ceux qui n’peuvent pas écrire, ceux qui n’veulent pas parler et ceux qu’un rien énerve, tous veulent que s’arrête le temps du confinement.
Bien sûr, c’est compliqué, pour eux, d’être de bons élèves. Mais la maîtresse les voit. Elle leur parle, elle les aide. Y’a une place pour chacun. Et il y a les règles, qui sont les mêmes pour tous : si on respecte les règles, on va nous respecter, juste parce qu’on est là, et qu’on est des élèves. Surtout, il y a les autres. Les copains. Les amis. Et l’enseignant aussi, parfois, qui restera à jamais celui qui nous a permis d’avancer, d’exister comme élève.
En fait, il n’y a pas deux clans, mais trois. Le troisième, ce sont des petits, des moyens, des grands et presque grands, ceux qui n’peuvent pas s’défendre. Ceux qui à la maison sont toujours en danger. Ils ne savent pas pourquoi, mais attendent toujours le coup qui va tomber, ou le dîner en moins, ou l’absence de bisous. Pour ceux-là, et pour ceux auxquels on reproche de ne plus manger à la cantine, l’école est un abri, un vrai. Eux aussi, ils attendent. Et il y a la peur. Une peur qui n’a rien à voir avec celle des parents, avec celle du virus. Ils ne peuvent pas la dire, personne ne les entendrait, mais ils craignent pour leur vie, c’est tout.
L’école à la maison, ça n’est pas très facile. C’est encore moins facile quand il y a des grands, qui ont besoin de l’ordinateur. Ils ont aussi besoin des parents pour faire marcher le téléenseignement. Le temps des parents n’est pas extensible, leur patience encore moins, même s’ils font des tas d’efforts pour la « continuité pédagogique ». S’ils sont en télétravail, au bout d’un moment, ça devient très compliqué, l’école de leurs enfants, l’école à la maison. Et nous, les plus petits ? Il ne faut pas courir, il ne faut pas crier. Posés dans un coin, devant un écran, on regarde tout seuls, et ça nous fait trop peur, souvent, ce qu’on regarde. Et personne pour le dire. Ils sont tous occupés, il vaut mieux qu’on se taise.
Car il y a les grands, avec les presque grands, ceux qui sont amputés d’une partie d’eux-mêmes : leurs amis. Sans le groupe, ils sont fragiles. Tout de même, depuis deux mois, ils ont bien voulu travailler. Parce que c’est important, le brevet, et le bac.
Les enseignants ont tout donné. Ils ont inventé, téléphoné, parlé, expliqué, ils ont tout essayé. Ils sont allés vers les parents. Eux aussi ont tout donné. Ils ont admis qu’on ne s’improvise pas enseignant. Tout simplement, ils ont reconnu les enseignants.
Grâce au confinement, et grâce aux élèves, l’école et la maison se sont rapprochées. Pour les parents, maintenant, l’école, c’est une voix, un rire : quelqu’un. Et pour les enseignants, les parents ne sont plus ceux qui jugent la qualité de leur travail.
Les vacances sont venues, qui n’étaient pas normales, car après les vacances, il n’y avait pas d’école, et personne ne voulait vraiment recommencer à ne vivre qu’à l’écran.
Jusqu’à quand ? Ne rien savoir génère angoisse, tensions, violence. Comme on est confinés, même si on ne travaille pas, on ne peut quand même rien faire. Une date est tombée. Il fallait une date, non pas pour être sûr, on ne sait rien du tout, mais pour pouvoir rêver, et avoir des projets. Nos dirigeants vont chercher, vont trouver, vont changer, se tromper, vont dire et ne pas dire, mais vont organiser.
Quant à nous, les enfants, qu’est-ce qu’on va devenir ? Est-ce qu’on va continuer à être des paquets, à ne pas pouvoir dire où on préfère aller ? On a tous bien compris où est notre intérêt, et l’intérêt des autres, et surtout des plus vieux.
Pour reprendre la classe, tous les élèves ont des idées. Si vous nous le demandez, on pourra vous aider, vous qui ne savez pas comment faire avec nous. On veut être des acteurs, pas rester des potiches.
Nous avons bien compris que ce virus était là et ne partirait jamais. Qu’il faudrait faire avec, et tout réinventer. Et pour ça, on est prêts.
Car on est prêts à tout pour retrouver notre vie et notre place dans cette vie et dans celle des adultes. Alors, ce serait bien qu’on nous demande notre avis et qu’il soit pris en compte.
Nos copains aussi, peut-être, ont dû se taire, avoir peur et pleurer, se sentir enfermés, pas seulement à la maison. Enfermés en eux-mêmes. Ce serait bien d’être en classe, et de pouvoir parler, raconter, échanger. Sûrement que la maîtresse, ou le maître, pour qu’on puisse travailler, nous aiderait d’abord à raconter tout ça.
Si on ne termine pas notre année scolaire normalement, dans notre école, en sachant où on en est de nos acquis, en disant au revoir à nos enseignants et à nos amis, les vacances ne voudront rien dire. Et si les vacances ne veulent rien dire, la rentrée, en septembre, encore moins : c’est difficile de repartir quand on n’est pas arrivés. Pour nous, les enfants, quand il y a une arrivée, il y a une ligne d’arrivée. Ce n’est pas virtuel, une arrivée. Ça se voit, et ça se fête.
Ce serait bien de ne pas rater une autre année. Grâce à ce confinement, on peut espérer que notre vie à venir ne sera plus coupée en deux, mais que nous et l’enseignement resterons une charnière vivante, et porteuse, entre les parents et les enseignants.
Elisabeth Godon, Psychologue clinicienne – Professeur des écoles
Fascinée par l’autre et son droit à la différence, Élisabeth GODON a participé à la mise en œuvre du secteur de psychiatrie en Guyane, avant de partir enseigner au Cameroun, en Guinée, au Vietnam, et en ZEP à Paris, et de devenir, par la suite, psychologue scolaire. Tout au long de son parcours, elle a élaboré et expérimenté des méthodes visant à faire sortir ses élèves de ZEP d’une logique de violence et de mal-être en restaurant les relations enfants-parents-enseignants.
Auteure de « Que sont mes élèves devenus ? », fruit de la synthèse de ces années de recherche et d’accompagnement, illustrée par une cinquantaine de cas vécus et de témoignages d’anciens élèves – Alopex Editions, mars 2020 – Préface de Jean-Michel Blanquer.