L’expression digital humanities est apparue récemment – elle a été forgée en 2006 lors de la parution de l’ouvrage « A companion to Digital Humanities » (1) –, et fait notamment référence à l’émergence des nouvelles technologies du numérique (ou de l’informatique) dans le champ des sciences sociales.
Cependant, l’appellation ne doit pas cacher un phénomène plus ancien : les sciences sociales, la linguistique ou la lexicographie par exemple, s’appuient depuis fort longtemps sur des techniques issues de l’informatique. Ceci posé, les SHS bénéficient aujourd’hui de la formidable accélération technologique que connaissent les outils numériques depuis une vingtaine d’années.
L’expression américaine digital humanities traduite en français par humanités numériques (ou plus rarement par humanités digitales) conceptualise ce phénomène nouveau. Ayant acquis une place de premier plan en quelques années, les humanités numériques ne sont cependant pas une nouvelle discipline des sciences sociales pas plus qu’elles ne peuvent être réduites à l’apparition d’une instrumentation nouvelle, aussi sophistiquée soit elle. Cependant, le champ que recouvre précisément cette appellation est complexe à définir : à ce stade, les digital humanities sont davantage un processus ou une dynamique qu’un concept clairement définissable… Ce dossier se propose avant tout de faire un point sur un changement en cours, sans prétendre à plus.
Plusieurs indicateurs attestent de la place acquise par les humanités numériques. Tout d’abord l’apparition de laboratoires spécialisés sur les digital humanities, et simultanément, l’émergence de réseaux et de structures internationales chargées de repérer ces nouveaux systèmes de recherche. Par ailleurs, ont été créées des cyberinfrastructures qui sont de nouveaux environnements de recherche à la pointe de la technologie.
C’est finalement tout le monde de la recherche, toute sa structuration qui se trouve modifiée. Au niveau des champs de recherche, là aussi, les bouleversements sont nombreux : on assiste à la constitution de bases de données sans précédent jusqu’à aujourd’hui, concernant aussi bien des archives historiques (numérisation de corpus imprimés, mais aussi d’images et de documents de nature très variée) que de données contemporaines, issues notamment de l’usage d’Internet, des objets connectés (Smartphone par exemple), etc.
Tout ceci constitue de gigantesques corpus rendus accessibles par de nouveaux outils en capacité de les analyser. Cette aptitude à accumuler et traiter des informations se double d’une modification des activités des chercheurs : ils travaillent davantage en coopération, échangent plus vite, associent de très nombreuses compétences et profils… Autrement dit, les digital humanities contribuent à l’interdisciplinarité et renouvellent à la fois les problématiques (de nouvelles questions apparaissent) et la manière de les constituer, comme de les traiter.
Enfin, on notera que les humanités numériques donnent l’occasion au chercheur de rendre publics ses travaux autrement, par l’article scientifique certes, mais aussi par divers outils plus accessibles comme les blogs ou les carnets de recherche en ligne. Ce qui repose aussi la question de la relation chercheur / société, avec nombre de projets qui intègrent la participation de contributeurs non chercheurs (qui peuvent fournir des données, les commenter, etc). Autrement dit, les humanités numériques apparaissent comme un bon vecteur pour qui s’interroge sur les nouvelles pratiques de la recherche en sciences sociales, ainsi que sur les relations sciences / sociétés, car elles révèlent et provoquent de nombreux changements.
(1) « A companion to Digital Humanities » sous la direction de Susan Schreibman, Ray Siemens et John Unsworth, éditeur : Wiley-Blackwell, 2008. Pour un autre éclairage, voir aussi « Debates in the digital humanities » sous la direction de Matthew K. Gold, éditeur : University of Minnesota Press, 2012.
Définition, généralités
Comme nous l’avons mentionné d’emblée, les digital humanities étant à la fois une appellation, un champ de recherche, des méthodes, une référence au passage à une société numérique, de nouvelles manières de chercher et de diffuser le savoir… il est bien difficile d’en donner une définition définitive.
Cependant, on peut considérer que les humanités numériques cherchent à articuler les disciplines des sciences sociales (arts, lettres, sciences humaines et sciences sociales) aux technologies numériques. Elles modifient clairement l’image et la nature des sciences sociales, en ce qu’elles permettent de questionner leurs fondements : elles proposent de nouveaux outils, de nouveaux corpus, de nouvelles manières de travailler, de nouvelles manières de diffuser le savoir, etc. Et ce faisant, elles contribuent grandement à ancrer à nouveaux les sciences sociales dans la société, à renforcer leur « utilité sociale » et dans une certaine mesure aussi, à les re-légitimer.
Illustration : ©Michael Morgenstern for The Chronicle
Qu’apportent les Digital Humanities ?
Mais au juste et au-delà des questions techniques et méthodologiques, quels sont les apports des digital humanities ? Débats et controverses, mais il nous paraît nécessaire d’apporter quelques éléments de réponse dès cette section introductive. Les digital humanities semblent avoir pour principal effet de réinscrire les sciences sociales dans la sphère sociale. Après les grandes constructions théoriques, elles sont aujourd’hui en mesure d’apporter des analyses et des informations par exemple sur des phénomènes sociaux (revendications politiques, vote, mais aussi analyse des comportements d’achats, des déplacements, etc.), et d’opposer un discours solide parce que construit scientifiquement, à celui des grands médias comme des responsables politiques. Les articles de Pierre Mounier apportent sur ce point un éclairage intéressant.
– cf analyse 1 d’Homo-numericus + suite analyse 2
– cf livre « Faire des humanités numériques » d’Aurélien Berra
Politiques publiques et cyberinfrastructures
Si le champ académique peut apparaître au premier coup d’œil comme relativement en retrait par rapport au phénomène des digital humanities, on doit pourtant considérer au contraire que les digital humanities tendent à réorganiser la structuration académique et disciplinaire.
En effet, une multitude de réseaux et de « cyberinfrastructures » s’adjoignent, avec les techniques propres au numérique, au système de la recherche traditionnel. Autrement dit, si l’on a peu construit d’universités, de très nombreux réseaux et lieux virtuels ont pris en charge l’organisation des digital humanities. Ainsi, et c’est sans doute un de ses effets les plus remarquables, le numérique qui a relancé –via les listes de distribution par mail– la capacité de dialogue et d’échange entre scientifiques, voit tout le secteur se transformer.
Car aujourd’hui, une simple liste de distribution ne suffit plus pour coordonner tous les chercheurs, laboratoires et institutions qui s’intéressent aux digital humanities… Sont apparus de nouveaux réseaux, et notamment les outils spécifiques que sont les cyberinfrastructures, chargées de faire de la veille, de coordonner les initiatives, de permettre l’interopérabilité des données, bref d’organiser et de rendre lisible la formidable efflorescence des initiatives relatives aux digital humanities.
Au démarrage était la numérisation des documents
La numérisation à grande échelle des ressources documentaires, textuelles ou iconographiques est à la base du lent apprivoisement du numérique par le monde de la recherche. Ce mouvement a démarré aux États-Unis, quand les bibliothèques notamment, ont commencé à numériser systématiquement leurs collections. C’est à ce moment-là aussi qu’émerge la nécessité de définir des standards pour l’encodage, de manière à rendre compatibles (on parle alors d’interopérabilité) l’ensemble des données saisies par divers opérateurs. La norme qui s’est imposée au niveau mondial a été portée par le TEI (Text Encoding Initiative), un consortium qui regroupe des acteurs de la recherche scientifique dans le but de normaliser le codage de toutes sortes de documents sous forme numérique en TEI.
Puis se sont développées des infrastructures spécifiques : les cyberinfrastructures
À côté des institutions patrimoniales comme les bibliothèques, se sont développés des centres –ou cyberinfrastructures– entièrement dédiés à la production numérique au sein des universités américaines. Ils rassemblent des compétences disciplinaires et technologiques et sont conçus autour des besoins scientifiques des chercheurs et des enseignants. Au-delà de la réalisation technique, ces centres portent une réflexion sur le médium numérique lui-même.
Une politique européenne
Longtemps sous-estimée, l’intérêt de développer de grands plans d’équipement pour les sciences sociales s’est imposé progressivement, et ce sont sans doute les digital humanities qui ont fait la démonstration de la nécessité de faire des investissements importants. Jusqu’à récemment, les bibliothèques ont constitué le principal grand instrument faisant l’objet d’investissements pour les disciplines des SHS.
Il faut attendre la fin de la décennie 1990, pour qu’un virage s’opère. Aujourd’hui, il y 5 opérateurs labellisés en SHS qui se donnent pour objectif de bâtir une infrastructure numérique. Il y a notamment le DARIAH (Digital Research Infrastructure for the Arts and Humanities) qui rassemble les différentes initiatives en matière d’humanités numériques au niveau européen, et la plateforme CLARIN (Common Language Resources and Technology Infrastructure), qui a pour ambition de procurer aux chercheurs des données digitales de manière accessible et durable, ainsi que les outils qui permettent de les exploiter.
Une politique française tardive
En France, la prise de conscience du développement d’outils nouveaux tels que les cyberinfrastructures est tardive. Cela s’explique notamment en raison de la césure nette qui existe entre les institutions patrimoniales comme les bibliothèques (qui dépendent de la Culture) et le monde de la recherche.
Ça n’est qu’au début des années 2000 que le Ministère de la recherche se saisit de cette question. Il créé alors le Comité de concertation pour les données en sciences humaines et sociales (CCDSHS) qui a pour objectif de mettre en place une politique nationale d’accès aux données pour les SHS. À partir de 2008, quatre grandes cyberinfrastructures sont développées (appelées dans le jargon français TGIR : Très Grandes Infrastructures de Recherche), dont trois ont en charge le volet national d’une infrastructure européenne (ADONIS, PROGEDO et CORPUS).
Le très grand équipement ADONIS (Accès unique aux données et aux documents numériques en science et devenu depuis peu Huma-Num) a été lancé par le CNRS et est intervenu sur la collecte, le traitement et les calculs sur les données, le travail collaboratif, l’hébergement l’archivage à long terme avec pour objectif l’interopérabilité des données. Il comporte notamment la plateforme de recherche Isidore. Adonis est affilié au projet DARIAH.