La décarbonation de la route et de ses usages constitue un défi majeur dans la perspective de rendre la mobilité beaucoup plus respectueuse de l’environnement. Ce défi passera forcément par l’électrification des véhicules et des infrastructures. Des solutions techniques se déploient mais le rythme de la transition n’est pas suffisamment rapide. Des investissements massifs sont indispensables pour réussir cette transformation.
Le ministre délégué aux Transports, Clément Beaune, l’a confirmé récemment sans détours à l’occasion d’un colloque organisé le 31 janvier à Paris par le magazine L’Hémicycle, en partenariat avec Vinci Autoroutes, La Fabrique Ecologique et Mobilettre : « La route représente 85 % des kilomètres parcourus dans nos déplacements quotidiens. C’est l’outil de mobilité de proximité le plus important… Quel que soit le rythme accéléré du report modal, si nous ne pensons pas que la route est une solution à la transition écologique, nous n’atteindrons jamais nos objectifs de décarbonation… Nous devons faire plus de voies ferroviaires, de transports collectifs, de transports publics, et en même temps, nous devons assumer que dans nos politiques publiques, une part d’investissement doit être consacrée à la décarbonation de la route ».
Les transports représentant environ 30 % des émissions nationales de gaz à effet de serre, et le transport routier comptant pour plus de 90 % de ces émissions, la transition écologique ne pourra en effet s’accomplir sans une politique volontariste pour décarboner la route. Malgré les efforts en faveur d’autres modes de déplacement, la route restera en effet, aussi loin qu’on puisse voir, un élément central de la mobilité.
Passer rapidement à la voiture électrique
« La voiture restera un moyen de transport absolument central à horizon 2035 et 2050 », confirme Antoine Pellion, secrétaire général à la planification écologique, pour lequel il faut « investir dans le réseau routier, notamment pour l’électrifier ». Aujourd’hui, en attendant que l’hydrogène prenne éventuellement le relais, les véhicules électriques s’imposent en effet pour les trajets routiers comme la solution de mobilité la plus compatible avec les objectifs de réduction des émissions de CO2 de la France et de l’Europe. Le défi de l’électrification du parc de véhicules et des infrastructures est donc incontournable pour lutter contre le changement climatique.
Pour afficher sa volonté et accélérer le mouvement, l’Union européenne (UE) a ainsi prévu, à partir de 2035, l’arrêt des ventes de voitures neuves à essence, diesel, ou même hybrides, au profit de véhicules 100 % électriques. Proposée par la Commission européenne en juillet 2021, cette réglementation a fait l’objet d’un accord entre le Parlement et le Conseil de l’UE en octobre 2022. Le 14 février 2023, elle a été adoptée par les eurodéputés (à 340 voix pour, 279 voix contre, et 21 abstentions). Même si le Conseil (représentant les États membres) doit encore formellement approuver ce texte pour qu’il entre en vigueur, le compte à rebours est d’ores et déjà lancé.
Le délai est court, le défi de taille, et les investissements nécessaires colossaux. Mais l’électrification a-t-elle réellement été pensée dans sa globalité ? Et les moyens mobilisés pour accomplir cette révolution sont-ils vraiment suffisants ? Malgré leurs efforts depuis plusieurs années, les constructeurs automobiles auront-ils les moyens d’être prêts pour l’échéance de 2035 ? La production de composants et de batteries pourra-t-elle suivre la demande de véhicules électriques ? Comment dimensionner le réseau d’infrastructures de recharge pour rendre possible le développement de la mobilité électrique ? Comment produira-t-on toute l’électricité supplémentaire nécessaire pour alimenter ces nouveaux véhicules ? Les questions ne manquent pas, les réponses techniques existent, mais le chantier reste titanesque.
Aujourd’hui, en France, la progression de la voiture électrique se confirme : la part de marché des véhicules électriques ou hybrides est ainsi passée de 2,6 % en 2019 à 9,5 % en 2020, puis à 15 % en 2021, pour atteindre 18,3 % en 2022. Mais si les ventes décollent, les infrastructures de recharge accusent toujours du retard. Fin janvier 2023, on dénombrait en France 85.284 bornes publiques de recharge (réparties entre 31.341 stations), soit une hausse de 57 % en un an. Malgré cette accélération, la France n’a toujours pas atteint l’objectif de 100.000 points de recharge, fixé initialement par le gouvernement à fin 2021.
Déployer massivement des bornes de recharge
« Le passage massif à l’électromobilité sera notamment conditionné par la qualité du réseau de recharge et la facilité qu’auront les utilisateurs à brancher leurs véhicules électriques », souligne ainsi Clément Molizon, délégué général de l’Avere-France. « Le maillage des bornes de recharge électrique est indispensable au développement de cette mobilité décarbonée à un niveau interurbain ». La dynamique est lancée sur les autoroutes concédées : « 70 % des aires de services du réseau autoroutier ont des bornes de recharge rapides ou ultrarapides. Et nous visons les 100 % fin 2023 », indique ainsi Christophe Hug, directeur général adjoint de Vinci Autoroutes. Ses 180 aires de service seront dotées de bornes de recharge rapide, dont 93 % ultra-rapides, c’est-à-dire capables de délivrer entre 150 et 350 kWh.
Mais il faut aller plus loin. Avec seulement 100 millions d’euros investis en faveur des bornes électriques en France, contre 2 milliards en Allemagne, l’État doit absolument rattraper son retard s’il veut vraiment soutenir les mobilités électriques. Selon les scénarios d’Enedis et RTE (qui gèrent le réseau de transport électrique), il faudra, d’ici 2035, installer en moyenne entre 20 et 60 bornes par aire de services en France (soit une puissance de 4 à 12 MW par aire), et jusqu’à 200 points de recharge pour les aires les plus sollicitées (soit autour de 40 MW). Au total, il faudra donc multiplier par six ou sept le nombre de bornes sur les aires d’autoroute d’ici dix ans.
« Le souci est de ne pas encombrer les zones de recharge », souligne Patrice Geoffron, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine. « Lorsque l’on se rend dans une station-service, on n’attend jamais plus d’un quart d’heure, en période “normale”, avant qu’une pompe à essence se libère. Pour les véhicules électriques, la durée de recharge se situe entre vingt et trente minutes ». Sans accélération du déploiement des bornes, l’attente pour « faire le plein » serait de plusieurs heures en période de pointe, une durée inacceptable pour les automobilistes-citoyens.
D’autant qu’il faudra également produire une grande quantité d’électricité supplémentaire pour alimenter les nouveaux véhicules. Pour faire circuler 15 millions de voitures électriques, il faudrait ainsi environ 30 TWh par an, l’équivalent de la consommation électrique annuelle de l’Irlande. « Pour donner un ordre de grandeur, il faudrait qu’une aire d’autoroute comme celle de Valence concentre la puissance électrique de l’aéroport d’Orly », indique Patrice Geoffron.
Augmenter la production d’électricité
Pour répondre à ce défi, les sociétés autoroutières prévoient d’installer des fermes photovoltaïques dans les espaces vides le long des autoroutes, dits « espaces délaissés », afin de produire localement une partie de l’électricité nécessaire. « Environ 1.000 ha du domaine autoroutier de Vinci Autoroutes sont compatibles avec l’installation de fermes photovoltaïques, ce qui permettrait de générer au total une puissance de 1 GW, soit à peu près l’équivalent de ce que consomment les véhicules électriques légers sur autoroute », précise ainsi Christophe Hug, directeur général adjoint de Vinci Autoroutes. Les groupes autoroutiers espèrent désormais que « cela va aller plus vite dans le montage des dossiers. Nous avons en tout cas beaucoup de demandes de la part des opérateurs » souffle-t-on du côté d’APRR. « Le déploiement de bornes de recharge électrique est indispensable à la décarbonation de la mobilité. La planification et l’anticipation du raccordement aux réseaux électriques des énergies renouvelables permettra de dresser quelques pistes », estime également Cécile George, déléguée générale de l’Union française de l’électricité (UFE).
Au total, pour parvenir à décarboner la route, un investissement massif sera nécessaire. Une étude du cabinet de conseil Altermind estime ainsi qu’il faudra mobiliser un montant de l’ordre de 5 à 6 milliards d’euros pour un tronçon de 1.000 kilomètres d’autoroute. Soit au total, pour les 12.000 kilomètres du réseau autoroutier français, une enveloppe de 60 à 70 milliards d’euros, amortis sur plusieurs décennies.
Des solutions techniques existent pour relever le grand défi de l’électrification de la route, incontournable pour réduire les émissions de CO2 des transports et atteindre les objectifs climatiques de la France. La volonté politique doit désormais se traduire par des actes… et des investissements à la hauteur des enjeux.
Simon Vernier, ex-directeur adjoint à la direction de l’aménagement du territoire du département du Puy-de-Dôme