À l’heure où les économies mondiales doivent se serrer la ceinture, à l’heure où la COP28 devrait serrer la vis à toutes les démesures et promouvoir les énergies renouvelables, des projets d’infrastructures hors-sol sont sur la table, comme les tunnels sous-marins entre les Émirats Arabes Unis et l’Inde, et entre la Russie et la Crimée annexée. Gros plan.
« Rien ne s’est fait de grand qui ne soit une espérance exagérée. On peut braver les lois humaines, mais non résister aux lois naturelles », écrivait le romancier Jules Verne dont l’imagination technologique a illuminé le XIXe siècle. Cent cinquante ans plus tard, la démesure de certains décideurs politiques voudrait donc croire que leur « espérance exagérée » pourrait s’affranchir des lois naturelles. Leurs projets : des tunnels sous-marins hors normes, bien plus complexes que le révolutionnaire tunnel sous la Manche mis en service en 1994, qui ne fait que 37km de long. Pire, ces nouveaux projets ne s’inscrivent aucunement dans la logique du développement durable prônée par les 17 ODD (objectifs du développement durable) de l’ONU. À l’heure où la COP28 bat son plein à Dubaï, les responsables onusiens seraient en droit de le rappeler.
Un projet de science-fiction entre les Émirats et l’Inde
À tout seigneur tout honneur, commençons donc par les Émirats Arabes Unis qui accueillent jusqu’au 12 décembre la 28e édition d’une COP qui s’annonce houleuse. Et pour cause. La chaîne britannique BBC vient de faire des révélations concernant le très controversé président de la COP28, le sultan Al Jaber – et accessoirement patron du géant pétrolier ADNOC – accusé de se servir de sa position pour clore de nouveaux deals d’extraction fossile. Une double casquette qui fait mauvais genre aux yeux des médias internationaux mais qui ne choque guère dans les pays du Golfe qui restent majoritairement admiratifs devant les différents miracles émiratis des 30 dernières années.
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Les Émirats Arabes Unis – parmi lesquels la capitale Abu Dhabi et le célèbre Dubaï – ont décidé de repousser de nouvelles limites. Après le gratte-ciel le plus haut du monde (Burj Khalifa culmine à 828m), ils ont dans leurs cartons un nouveau projet défiant les lois de la nature : un tunnel reliant l’émirat de Fujairah à la ville indienne de Mumbai, selon des informations d’Interesting Engineering.
Un coup d’œil à un planisphère s’impose. La distance entre les deux villes est de plus 1800 kilomètres à vol d’oiseau ; il faudrait donc construire un tunnel cinquante fois plus long que le tunnel sous la Manche. Mais attention, la grande différence avec le tunnel reliant la France et le Royaume-Uni tient à sa nature : le tunnel sous la Manche a été creusé sous la roche, le « tunnel » entre les Émirats et l’Inde sera flottant, laissant aux passagers la possibilité de voir le décor extérieur sous-marin. Le concept, déjà évoqué en 2018, revient en force et serait à l’étude du National Advisor Bureau des Émirats Arabes Unis. Selon ses concepteurs, le train sous-marin pourrait parcourir les 1800 kilomètres à une vitesse oscillant entre 600 et 1000km/h, soit deux à trois fois plus vite que le TGV. Le train pourrait à la fois transporter des passagers mais aussi des marchandises ou des matières premières comme du pétrole. Des plans plus qu’irréalistes et que certains comparent déjà au délirant projet Neom de l’Arabie Saoudite qui n’hésitera pas à y engloutir des centaines de milliards de dollars. Entre l’Arabie de MBS et les Émirats de MBZ, l’histoire se résume à une éternelle course à celui qui aura le projet le plus gros.
Dernier point à soulever concernant le train sous-marin des Émirats, toujours en regardant une carte, cette fois celle des plaques tectoniques : cette ligne sous-marine longerait la plaque eurasiatique au nord et chevaucherait la plaque arabique à l’ouest et la plaque indienne à l’est. Même en suspension dans l’eau, le tube de 1800km ne résisterait probablement pas à la force de la Nature en cas de séisme sous-marin ou de tsunami.
L’improbable tunnel vers la Crimée
Direction l’Europe de l’Est à présent, avec la mer Noire dont le monde occidental a redécouvert la nature stratégique à la lumière de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et l’occupation des régions orientales ukrainiennes. En mai 2018, soit quatre ans après l’annexion et quatre ans avant le début de « l’opération spéciale » de 2022, le président russe Vladimir Poutine avait inauguré en grandes pompes le plus long pont d’Europe (18km pour un budget de 3 milliards d’euros) enjambant le détroit de Kertch et reliant directement le territoire russe à la Crimée. Comme un véritable pied de nez à la communauté internationale.
Stratégique, l’édifice a évidemment constitué un objectif prioritaire pour l’armée ukrainienne souhaitant couper cette liaison directe entre la région russe de Krasnodar et la Crimée occupée. En octobre 2022 puis en juillet 2023, des opérations menées par des camions piégés puis par les drones navals des services spéciaux ukrainiens ont atteint leur but en mettant hors d’usage le fameux pont. Qu’à cela ne tienne. Sur ordre direct du Kremlin, des entreprises d’ingénierie russes et chinoises envisageraient donc de construire un tunnel sous-marin – traditionnel, comme celui sous la Manche – selon des documents confidentiels révélés par le quotidien américain The Washington Post. Selon ce dernier, ce projet fou coûterait des milliards de dollars et durerait plusieurs années. La construction d’un tel ouvrage, en plein milieu d’un théâtre de guerre, serait une véritable gageure. Et serait « aussi vulnérable pendant la phase de construction que d’exploitation, note le Lieutenant Général Ben Hodges cité par Newsweek. Il y a là de vrais challenges en termes d’ingénierie car le fond de la mer Noire et de la mer d’Azov ne sont pas propices à ce projet. Même pour le pont de Kertch à cause de l’activité sismique dans la région ».
Comme pour le train sous-marin entre les Émirats et l’Inde, d’un point de vue commercial comme stratégique, l’intérêt d’un tel projet est en réalité très limité. Mais à l’instar des émirs d’Abu Dhabi, de Dubaï et Fujairah, le maître du Kremlin ne connaît pas de limites à sa démesure. Tout est donc possible.
Des affronts faits à l’ONU en pleine COP28
La communauté internationale, elle, regarde ces projets avec une once de scepticisme. Les budgets colossaux qui seraient engloutis dans de telles infrastructures entrent en contradiction directe avec les appels du pied de l’ONU pour plus de sobriété et davantage de dépenses fléchées vers les projets profitant au plus grand nombre, en particulier dans des zones aujourd’hui dépourvues d’infrastructures vitales, comme le soulignent les ODD nº9 et nº11. Un objectif qu’Émiratis et Russes semblent avoir clairement perdu de vue avec leurs tunnels sous-marins.
En pleine COP28 à Dubaï, nul doute que certaines voix censées ne rateront pas l’occasion de le rappeler. « Des systèmes de transport viables peuvent favoriser la croissance économique et améliorer l’accessibilité, plaide d’ailleurs le Département des Affaires Économiques et Sociales de l’ONU. Ils permettent une meilleure intégration de l’économie tout en respectant l’environnement, en améliorant la justice sociale, la santé, la capacité d’adaptation des villes, les liens entre ville et campagne et la productivité dans les zones rurales. La communauté internationale souligne également l’importance du transport durable pour les pays en situation particulière dans le Programme d’action d’Istanbul en faveur des pays les moins avancés. » Le réalisme et l’urgence sont là. Et non vingt mille lieues sous les mers.
Stéphanie GARNIER, Ingénieure – Consultante indépendante de projets liant industrie et développement durable