Le Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg (MAMCS) consacre actuellement une exposition de l’artiste franco-suisse Stéphane Belzère, intitulée « Mondes Flottants ». Invité par la directrice Estelle Pietrzyk à investir une salle du premier étage du musée, le peintre engage un dialogue avec près de deux cents « flûtes » (bocaux de mammifères, reptiles, amphibiens, poissons ou invertébrés) du Musée Zoologique de Strasbourg, présentées en regard de ses peintures et de ses variations, y compris les paysages, et d’une installation conçue spécialement pour Strasbourg – « Les Mains des Anges » – œuvre participative et évolutive dans laquelle Stéphane Belzère « met en bocal » le moulage d’une main, en pleine complicité avec les jeunes visiteurs du musée.
Au milieu des années 1990, le peintre Stéphane Belzère (né en 1963), nourri de cultures française, suisse et allemande, décide d’installer son chevalet dans la salle dite des « Pièces Molles » du Museum national d’Histoire naturelle à Paris. C’est là le départ d’une aventure picturale qui durera jusqu’à aujourd’hui, au fil de laquelle l’artiste va habiter sa toile d’un motif récurrent, sinon obsessionnel : le bocal. Sujet de nombreuses variations, le bocal est accumulé, prodigieusement agrandi, traversé par le regard de l’artiste – y compris depuis l’intérieur du contenant – jusqu’à devenir un immense paysage indéchiffrable.
Invité à investir une salle du premier étage du MAMCS, le peintre engage ce faisant un dialogue avec les collections du Musée Zoologique de Strasbourg (temporairement fermé pour travaux) en réunissant une partie de la collection de bocaux renfermant notamment mammifères, reptiles, amphibiens, poissons ou invertébrés. Près de deux cents « flûtes » sont ainsi présentées dans l’exposition en regard des peintures et d’une installation conçue spécialement pour Strasbourg – Les Mains des Anges – œuvre participative et évolutive dans laquelle Stéphane Belzère « met en bocal » le moulage d’une main, en pleine complicité avec les jeunes visiteurs du musée.
Ces « Mondes Flottants » (dont le titre emprunte à l’art japonais de l’ukyo-e, littéralement « images du monde flottant », courant artistique caractérisé par l’introduction de sujets ordinaires dans une peinture encore très codifiée) oscillent entre plusieurs échelles et types de présentations qui les rendent tantôt très réalistes tantôt indéchiffrables. Dans chacun s’affirme un travail singulier sur la lumière, la couleur et la transparence. Le bocal, contenant ordinaire d’univers qui ne le sont pas, danse sur la frontière entre figuration et abstraction, entre attraction et répulsion, entre objet scientifique et source d’inspiration inextinguible pour le peintre.
Au sein d’une salle pensée comme une vaste parenthèse immersive au cœur du parcours des collections, Mondes Flottants est une exposition d’un genre nouveau dans l’histoire du MAMCS. Dialogue entre deux natures de collections différentes, elle offre au regard une confrontation entre une proposition contemporaine et un patrimoine scientifique qui viennent se compléter et s’éclairer réciproquement.
Dans un espace d’environ 300 m2 sont réunies 74 peintures de formats très divers (petites œuvres et vastes panoramiques dont un spectaculaire polyptique de plus de 8 mètres de long, des tableaux ovales, très grands formats verticaux…) recouvrant une période d’une vingtaine d’années, entre le début des années 2000 et aujourd’hui (pour l’œuvre Les Mains des Anges).
Mais aussi environ 200 spécimens conservés en fluide, et quelques squelettes à sec, prêtés par le Musée Zoologique de Strasbourg.
Est également proposée l’œuvre « qui grandit » au fil de l’exposition, Les Mains des Anges, grâce à la contribution des visiteurs.
Commissariat : Estelle Pietrzyk, conservatrice en chef du patrimoine, responsable du MAMCS avec le conseil de Marie-Dominique Wandhammer puis Samuel Cordier, directeurs du Musée Zoologique de Strasbourg.
Parcours
L’exposition Mondes Flottants se tient au 1er étage du MAMCS, dans la troisième salle du parcours permanent.
La Salle des Pièces Molles – Nocturne
L’exposition ouvre sur une œuvre-clef, un grand tableau offrant une perspective impressionnante sur les réserves du Museum National d’Histoire Naturelle à Paris. Plus précisément, il s’agit de la Salle dite des Pièces Molles, rue Buffon, qui réunit les spécimens conservés en fluide.
Sur ses séances passées, de nuit, dans cet espace peu ordinaire, Stéphane Belzère dit ceci : « Au centre, il y avait un cœlacanthe, un poisson très intéressant, qui a peu évolué depuis 300 millions d’années. On parle « d’espèce relique ». Il émanait de cette salle une atmosphère d’inquiétante étrangeté, accentuée par l’ambiance nocturne. J’ai ressenti à la fois une attraction et une répulsion pour cet univers très particulier. Plastiquement c’était un vrai sujet de peinture où se rencontraient la forme et l’informe : une collection avec des éléments devenant quasiment abstraits, impossibles à distinguer nettement, des couleurs que l’on ne s’attendait pas à trouver dans ces bocaux, les reflets du verre et mon reflet dans la fenêtre centrale du fond. Le tableau devient lui-même un contenant de tous ces contenants, les bocaux, qui sont de véritables petits univers à eux seuls. »
Les Étagères
L’exposition se poursuit au fil d’une galerie qui « invite » le visiteur dans la réserve d’un musée. On voit ainsi, d’un côté, un imposant élément mobilier dessiné par l’artiste qui accueille des « invités » que l’on ne s’attend pas à rencontrer dans un musée d’art moderne et contemporain, à savoir plusieurs centaines de spécimens d’histoire naturelle issus des collections du Musée Zoologique de Strasbourg ; de l’autre, une longue enfilade de 30 peintures dont chacune dépeint à l’échelle : 1 un module de rangement avec ses bocaux.
L’étagère conçue pour l’exposition accueille environ 200 spécimens conservés dans des bocaux. Objets d’études scientifiques, certains spécimens conservés « en fluides » ont aussi une valeur historique. Le plus ancien spécimen présenté a été collecté en 1831 à Oran et certaines pièces de cette collection sont liées à des naturalistes allemands actifs au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
Les quelque 200 spécimens présentés dans ces « flûtes » de verre offrent une évocation remarquable de la biodiversité parmi les vertébrés et les invertébrés. En effet, les bocaux présentés dans le cadre de l’exposition contiennent des Cnidaires, Batraciens, « poissons » [actinoptérygiens], Mammifères, Serpents, Lézards, Tortues, Crustacés, Insectes, Annélides ou encore des Échinodermes. L’ensemble forme une intrigante « forêt » de cylindres aux reflets changeants, vert et or pour certains, bleu très foncé ou encore rouge sombre.
Chaque bocal est identifié et réfère à son « occupant » selon une nomenclature scientifiquement normée que l’artiste utilise d’ailleurs pour plusieurs de ses œuvres.
L’étagère présente en son centre un agencement qui ne relève pas des sciences naturelles : l’installation Les Mains des Anges (voir plus loin).
En vis-à-vis de ce « laboratoire » se déroule un long travelling de peintures montrant chacune une section de rangement comportant cinq, six, sept ou davantage de bocaux sagement posés sur leur étagère, dont l’artiste simule d’ailleurs la présence par des bandes grises. Cette accumulation de tableaux forme une nuée impressionnante au fil de laquelle l’artiste semble « faire ses gammes » pour cerner parfaitement le sujet qui l’intéresse. Si ces tableaux, figuratifs bien que représentant des sujets souvent indistincts, paraissent énumérer un à un les spécimens conservés dans la réserve à la façon d’un inventaire, le résultat ne saurait se confondre avec un relevé photographique pièce à pièce. Belzère regarde, certes, mais il compose et invente des couleurs et des textures, fasciné par l’aspect changeant provoqué par la rencontre du verre, du liquide (aujourd’hui de l’alcool, en remplacement du formol très toxique) et de la lumière avec la matière animale.
Les Immersions
Les deux tableaux intitulés Immersions qui sont présentés dans l’exposition sont ici montrés pour la première fois au public. Dans ces œuvres, Stéphane Belzère nous propose un point de vue inédit : nous ne sommes plus en train d’observer le spécimen dans le bocal, nous sommes à la place du spécimen. En effet, nous voici plongés dans le liquide de conservation, côtoyant de grandes formes indistinctes, bribes de créatures mystérieuses.
Dans cet univers outremer, on perçoit au loin l’existence d’un ailleurs déformé, « un monde flottant », où se dessinent une fenêtre et des rayonnages. Poursuivant la réflexion initiée avec la Salle des Pièces Molles, Belzère regarde son environnement à travers un bocal où des spécimens tout en volutes dansant devant une pièce noyée de bleu. C’est dans son atelier que Stéphane Belzère a tendu les toiles (teintées dans la masse par ses soins) sur des châssis au format hors normes ; pour la petite histoire, il a fallu démonter les toiles de leur châssis pour les faire sortir de l’atelier car elles ne passaient plus les portes et les retendre ensuite au musée.
Les Tableaux Ovales
Installés de façon à créer une composition cosmologique, les Tableaux Ovales traduisent la volonté de l’artiste d’aller encore plus loin dans le traitement de son motif. Le bocal est appréhendé sous l’angle du ménisque formé par le liquide de conservation, cette forme ovoïde étirée qui dévoile et réfléchit à la fois. Dans cette « bulle » allongée, Stéphane Belzère conçoit de petits « paysages » qui semblent vus au travers d’une lunette aplatie.
Lieu de la rencontre des ondulations du liquide et « d’îlots » de matières, ces tableaux, dont certains peints en fixé-sous-plexiglas, sont la lentille grossissante et déformante que l’artiste déploie pour explorer son sujet.
Les premiers bocaux
En regard des Tableaux Ovales, un mur présente plusieurs petits formats, autant de regards portés sur les bocaux, dans lesquels Stéphane Belzère travaille son motif en dimensions resserrées. Ces œuvres, qui interviennent chronologiquement assez tôt, entrecroisent à la fois les compositions les plus « littérales » (la peinture Trois cerveaux est extrêmement précise dans sa description, sans distance) et les plus fantaisistes (la série À l’intérieur du bocal apparaît comme un ensemble de variations autour d’un paysage qui semble issu de la science-fiction).
Les Grands Bocaux
Cette série d’œuvres figure parmi les plus impressionnantes de l’exposition. Haute de 2,50 m, ces peintures très verticales offrent à la vue une plongée surdimensionnée dans l’univers stratifié du bocal de conservation dont on devine encore parfois le couvercle ou le fond. Les Grands Bocaux révèlent des couleurs et des matières insoupçonnées : loin de l’ours blanc (Ursus arctos), de l’ours noir (Ursus americanus 1935-194), du phacochère & (si on veut mettre ce qui correspond au tableau mais ce n’est pas une obligation) potamochère (Potamochaerus sp.1932-57 & Phacochaerus africanus 1925-406) ou du mouton (Ovis aries, 1929-107), c’est dans une vie de plis, dans un formidable drapé organique que nous entraîne Stéphane Belzère. Ces vues sous-marines extraordinairement grossies nous laissent pantois : on n’y reconnaît rien alors que l’on n’a jamais été aussi près. Formant de grandes orgues silencieuses, cette série des Grands Bocaux nous dépasse, dans tous les sens du terme.
Les Tableaux longs
Stéphane Belzère réalise dans les années 2012/2014 une série de très grands tableaux abstraits qui dérivent du sujet « obsessionnel » qu’est le bocal. Ces tableaux, constitués de plusieurs panneaux, mesurent jusqu’à 8 mètres de long et sont désignés par un titre qui ne réfère qu’à leur format : « tableaux longs ». Du bocal, Belzère ne conserve qu’un détail immensément agrandi : celui du fond où s’entremêlent le liquide, le verre et les reflets du spécimen. De cet entrelacs de strates, de couleurs et de textures naît une sorte d’« horizon ». Dénuées de tout référent figuratif, ces compositions panoramiques vont au-delà de la capacité de notre œil à embrasser une image, elles nous dépassent et nous immergent dans un monde de couleurs et de courbes. Elles évoqueront à l’un le cosmos, à l’autre un paysage d’eau et de glace qui n’est pas sans rappeler les œuvres du peintre suisse Ferdinand Hodler.
Les Mains des Anges
Produite pour l’exposition, cette œuvre est toujours en cours de réalisation au moment de l’ouverture de l’exposition et verra sa pleine éclosion au terme de quelques mois. Les Mains des Anges se présentent comme un ensemble croissant de bocaux de petit format ; chacun comporte une plaque de verre coloré (vestige de l’incursion de Stéphane Belzère dans le domaine du verre, il a en effet conçu les vitraux de la Cathédrale de Rodez et travaillé très étroitement avec des maîtres verriers, l’Atelier Duchemin) et le moulage d’une main. L’idée première de cette œuvre est née d’objets issus de la sphère familiale marquée par une double pratique artistique (Stéphane Belzère est le fils de deux peintres, Jürg Kreienbühl (1932-2007) et Suzanne Lopata (née en 1932)) et la présence de collections de natures diverses. La famille Kreienbühl conservait, en effet, un ensemble de statues religieuses volontiers qualifiées de « saint-sulpiceries » par Belzère. Plusieurs éléments ont été cassés au fil du temps, notamment les mains, mais ont été conservées avec soin. Ces mains d’anges, de saints et autres figures de l’histoire religieuse seront le point de départ d’un travail de moulage de l’artiste.
Une médiation originale
Pour accompagner le visiteur, plusieurs points de son (sans casque ni téléchargement préalable) jalonnent le parcours et proposent un commentaire sonore et/ou visuel (projection de la transcription du propos). Ainsi, plusieurs voix – dont celle de Stéphane Belzère – offrent-elles un temps de contemplation privilégié durant lequel le visiteur se voit narré la genèse d’une œuvre. Différente d’un audioguide classique, cette médiation par la voix et le texte défilant est une nouvelle offre proposée au visiteur, conçue spécialement pour l’exposition.
Exposition Stéphane BELZÈRE « Mondes flottants » au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg jusqu’au 27 août 2023
Photo d’en-tête : dna- Jean-Francois-Badias