Décrétée par Donald Trump après sa réélection, la suppression des programmes de diversité et d’inclusion conduit à l’annulation de plusieurs événements artistiques, dont deux expositions majeures à l’Art Museum of the Americas. Face à ce qu’ils dénoncent comme une mise au pas idéologique et une attaque ciblée contre les artistes LGBT+, les acteurs du monde culturel entament une bataille judiciaire.
Un assaut contre le financement de la culture
Dès le début de son second mandat en 2025, Donald Trump a relancé ses attaques contre les institutions culturelles en tentant une nouvelle fois de couper les financements fédéraux destinés aux arts. Parmi les premières cibles : le National Endowment for the Arts (NEA) et le National Endowment for the Humanities (NEH), agences culturelles qu’il avait déjà cherché à démanteler sans succès lors de son premier mandat. Cette fois, l’administration a directement réduit leurs subventions de plus de 60 %, rendant incertain l’avenir de nombreux projets artistiques.
Le Kennedy Center, institution emblématique de Washington, a également été placé sous surveillance accrue. Fin février, l’administration Trump y a imposé une nouvelle direction, justifiant ce coup de force par une volonté de mettre fin à ce qu’elle qualifie de « dérive woke » dans les arts. Les musées publics et centres culturels qui reçoivent des fonds fédéraux sont désormais contraints de se conformer aux nouvelles directives, interdisant notamment les projets axés sur la diversité et l’inclusion.
Une purge au nom de l’anti-« wokisme »
« Because it is DEI. » La justification est lapidaire. DEI, pour « diversité, équité et inclusion », un programme devenu l’ennemi numéro un de l’administration Trump, désormais jugé « nuisible et non conforme aux valeurs américaines ». C’est l’unique explication donnée par la directrice de l’Art Museum of the Americas, à Washington, Adriana Ospina, pour justifier l’annulation de l’exposition « Before the Americas » à quelques jours de son inauguration, prévue initialement le 21 mars. Madame Ospina s’est montrée tout aussi évasive lorsqu’elle a informé l’artiste canadien Andil Gosine que son exposition, programmée pour la même date, était, elle aussi, annulée. « J’étais en train de finaliser les accords de prêts lorsque j’ai reçu l’appel, le 5 février », explique l’artiste, spécialiste des théories queers et du droit colonial dans les Caraïbes. « On m’a simplement dit que mon exposition devait être annulée. »
Instaurées sous Joe Biden et héritées des politiques des droits civiques des années 1960, les mesures DEI avaient été consolidées en 2011 sous Barack Obama. Elles imposaient aux agences gouvernementales d’adopter des stratégies en faveur de la diversité. Donald Trump y a mis fin brutalement dès sa réinvestiture, le 21 janvier 2025, en signant un décret fédéral appelant les agences gouvernementales à dénoncer jusqu’à neuf organisations – entreprises, universités, musées – suspectées de « discrimination illégale » contre les valeurs conservatrices.
Un musée sous pression
L’Art Museum of the Americas, situé à deux pas de la Maison-Blanche, semble avoir cédé à la pression. Pour Chery D. Edwards, peintre afro-américaine et commissaire de l’exposition annulée, cette institution est pourtant « entièrement dédiée à la DEI ». Sa vocation : offrir un espace de visibilité aux minorités ethniques et de genre longtemps écartées du paysage artistique officiel. Son exposition entendait mettre en lumière l’héritage de l’esclavage et son impact sur la diaspora africaine à travers les œuvres du Cubain Wifredo Lam, du sculpteur afro-américain Martin Puryear et de la peintre d’origine mexicaine Elizabeth Catlett. Cette dernière devrait néanmoins bénéficier d’une rétrospective à la National Gallery of Art à partir du 6 avril, sauf revirement de dernière minute.

« Ce sont les directions des musées qui s’autocensurent, par peur d’entrer en conflit avec la politique fédérale, mais ce décret est juridiquement contestable », analyse la juriste Agnès Tricoire. « Le système judiciaire américain n’est pas encore complètement soumis au pouvoir exécutif. Il faut se battre », comme l’appelle à le faire Elisabeth Marison, directrice de la National Coalition Against Censorship, l’équivalent de l’Observatoire de la liberté de création aux États-Unis.
Une résistance qui s’organise
Alors que le monde de l’art avait été très bruyant contre Trump lors de son premier mandat, la réaction est cette fois plus hésitante. Toutefois, quelques formes de résistance émergent. Au Kennedy Center, où Trump a pris le contrôle fin février pour mettre fin à la « dérive woke », plusieurs artistes ont exprimé leur opposition. « Nous ne pouvons plus soutenir une institution qui trahit sa mission de promouvoir la liberté artistique », ont déclaré les créateurs de la comédie musicale Hamilton le 6 mars.
Le même jour, un recours en justice a été déposé contre le National Endowment for the Arts, l’agence fédérale de financement de la culture, accusée d’appliquer de manière aveugle le décret présidentiel. Ce texte interdit désormais d’accorder des subventions aux institutions qui « promeuvent l’idéologie du genre ». L’American Civil Liberties Union (ACLU) mène la charge en justice au nom de quatre compagnies théâtrales engagées dans la défense des droits LGBT+ (Rhode Island Latino Arts, National Queer Theater, The Theater Offensive et Theatre Communications Group). Dans leur dossier de demande de subvention, ces compagnies ont dû répondre à une clause spécifique exigeant d’« affirmer la vérité biologique » et de « protéger les femmes des excès de l’idéologie du genre ».
Vers une dérive autoritaire ?
La censure culturelle ne date pas du second mandat de Trump. Depuis des années, bibliothèques scolaires et universitaires sont la cible des mouvances conservatrices, notamment sous l’influence de QAnon et de parents d’élèves militant pour l’épuration idéologique des programmes éducatifs. « La classe politique a laissé faire, voire encouragé cette dynamique. Regardez la Floride, fer de lance de cette contre-révolution culturelle », constate Agnès Tricoire.
Aujourd’hui, nous faisons face à de nouvelles formes de censure et polarisation. Depuis les années 2000, la censure prend de nouvelles formes, notamment via la pression des réseaux sociaux, la « cancel culture », soit un pseudo « cancer » de la culture par le truchement duquel des statues sont déboulonnées, des pièces de théâtre empêchées, certains classiques de la littérature passés au grill de la morale « gauchiste », « identitaire », « antiraciste », et les lois visant à restreindre certains livres ou enseignements dans les écoles. Nous assistons à une « envolée de la censure des livres », comme l’explique France culture : « Les États-Unis sont rongés par cette « cancel culture » : dans de nombreux comtés des enseignants, parents et militants exigent de concert la mise à l’index d’un nombre croissant de livres. Ainsi, à l’automne 2021, l’Association américaine des bibliothèques a indiqué avoir reçu le nombre « inédit » de 330 signalements. « Une hausse sans précédent », selon la responsable de l’association.
Toutefois, contrairement à ce qu’on entend souvent, la gauche et les campus ne sont pas les premiers initiateurs de ce mouvement. Et la « cancel culture » est, très largement, l’œuvre et l’instrument du camp conservateur, qui s’attaque aux livres traitant de thèmes allant du racisme à l’identité de genre. Un exemple : à l’automne dernier, la commission scolaire d’un comté du Kansas a annoncé le retrait de la circulation de 29 livres dans les bibliothèques scolaires. Parmi eux : L’Œil le plus bleu de Toni Morrison, qui raconte l’histoire d’une jeune afro-américaine durant la Grande Dépression, raillée pour sa peau sombre. La Servante écarlate, dystopie de Margaret Atwood et symbole des luttes féministes. Et beaucoup d’œuvres dites progressistes ou qui portent un message, une sensibilité, d’une telle nature.
Au Texas, 850 livres sont dans le collimateur des législateurs républicains. Dans le Wyoming, un procureur a envisagé de poursuivre des bibliothécaires qui avaient sur leurs rayonnages des livres comme Sex Is a Funny Word [“Le sexe est un drôle de mot”] et This Book Is Gay [“Ce livre est gay”]. En Oklahoma, un projet de loi a été imaginé par le camp conservateur pour interdire aux écoles publiques de donner accès aux livres sur l’activité sexuelle, l’identité sexuelle ou l’identité de genre. »
Certains États interdisent l’enseignement de certains aspects de l’histoire des discriminations ou des théories de genre. Les débats autour du contrôle des médias, de la propagande politique et de la censure sur les plateformes numériques s’intensifient.
Esther Cyna, docteure en civilisation américaine, spécialiste d’histoire de l’éducation et enseignante chercheuse à l’université Sorbonne Nouvelle, explique cette tendance effarante : « Aux États-Unis, la tradition en matière d’éducation est le localisme. Les districts scolaires sont gouvernés par des conseils d’éducation, où siègent souvent parents et résidents ; un cadre propice aux polémiques. Ainsi, selon l’Association américaine des bibliothèques, les livres sont souvent retirés des étagères, dans un cas sur deux, à la demande des parents d’élèves. Créant souvent des polémiques dont se sert le Parti républicain pour mobiliser sa base. Ce qui frappe, au fond, c’est la tension forte qui traverse les États-Unis : tension entre censure morale et politique d’un côté, et liberté d’expression de l’autre. Face aux lobbys conservateurs et à la liste à rallonge des œuvres mises à l’index, la riposte s’organise. La plateforme de livres électroniques Scribd, par exemple, a rendu accessibles gratuitement durant 30 jours tous les ouvrages bannis récemment à travers le pays. Dans le même temps – c’est toujours le même mécanisme -, les ventes de Maus, le roman graphique sur l’Holocauste du dessinateur Art Spiegelman, censuré en janvier dans le Tennessee pour son contenu « vulgaire et inapproprié » ont explosé. Alors au fond, vive la censure ! Aujourd’hui plus que jamais, elle est une pub à l’état pur. »
Agnès Tricoire conclut néanmoins sur une note inquiétante : « Aux États-Unis, il n’existe pas de cadre supranational aussi contraignant que la Convention européenne des droits de l’Homme. Il est alarmant de constater à quel point le monde artistique tarde à réagir. À court terme, le futur s’annonce sombre pour les artistes américains. »
Ce n’est pas la première fois que la culture fait face à des risques de censure et de dérive autoritaire aux États-Unis. L’histoire américaine est marquée par plusieurs périodes où le monde de la culture – littérature, cinéma, musique, arts visuels – a été censuré ou attaqué pour des raisons politiques, morales ou idéologiques. Voici quelques exemples marquants :
Le Maccarthysme et la chasse aux sorcières (années 1940-1950) : Pendant la Guerre froide, le sénateur Joseph McCarthy a mené une campagne anti-communiste qui a fortement affecté Hollywood et le monde de la culture. De nombreux artistes, écrivains et scénaristes ont été mis sur liste noire, accusés de sympathies communistes.
Charlie Chaplin, Orson Welles et d’autres figures majeures ont été surveillés ou contraints à l’exil.
La censure dans la littérature et le cinéma : Des livres comme L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger ou 1984 de George Orwell ont été interdits dans certaines écoles et bibliothèques. Le Code Hays (1934-1968) a imposé une censure stricte à Hollywood, interdisant des thèmes jugés immoraux comme l’homosexualité, la critique du gouvernement ou la sexualité explicite.
La répression de la contre-culture (années 1960-1970) : Le mouvement hippie, les artistes engagés contre la guerre du Vietnam et les musiciens contestataires (comme Bob Dylan ou Joan Baez) ont souvent été surveillés par le FBI. Le FBI a aussi cherché à discréditer des figures culturelles comme John Lennon, accusé de propager des idées subversives.
La guerre culturelle des années 1980-1990 : Sous l’administration Reagan, des campagnes conservatrices ont cherché à restreindre le financement de l’art jugé « immoral » ou « obscène » (ex : les œuvres d’Andres Serrano et Robert Mapplethorpe). L’organisation Parents Music Resource Center (PMRC), dirigée par Tipper Gore, a imposé les fameux labels « Parental Advisory » sur les albums de rap et de rock.
La culture aux États-Unis a toujours été un champ de bataille idéologique et politique. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la montée en puissance des technologies numériques et des réseaux sociaux comme outils de censure ou d’amplification de certaines voix. La censure et les restrictions contre le monde de la culture ne sont pas seulement une atteinte aux artistes, mais un danger pour la démocratie elle-même. Une société où la création et la réflexion sont bridées devient plus vulnérable aux manipulations idéologiques et moins capable d’évoluer face aux défis modernes. Les périodes de censure ont toujours été suivies de réactions en faveur de la liberté d’expression, mais le risque actuel est que les nouvelles technologies permettent un contrôle plus subtil et durable. La vigilance citoyenne et le soutien aux créateurs restent donc essentiels pour préserver un espace de débat libre et créatif.
Pour aller plus loin :
- Ecouter sur France culture « Cancel culture », « woke » : quand la gauche américaine devient folle, de Laure Mandeville, journaliste
- Article de Courrier international « États-Unis. Contre la censure, les ados se rebiffent par la lecture«
- Ecouter sur France culture « Suppression de photos historiques, liste de mots interdits… les États-Unis face à la censure de Donald Trump », de Héloïse Weisz
Photo d’en-tête : Oeuvre d’Elisabeth Catlett, peintre et sculptrice américaine (1915-2012)