Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 54 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
A l’âge de dix-huit ans, durant une période chaotique de ma vie, je rêvais d’aller en prison pour y être tranquille, séparé de tous et réduit à moi-même. Bien des années plus tard, me voilà confiné. Et dans les rares moments de calme, entre nos enfants en bas âge qui explosent trente fois par jour, les tâches domestiques permanentes et une « continuité pédagogique » à assurer tant bien que mal, j’essaye de réfléchir à la situation.
D’abord les choix de vie se révèlent. Dans l’intimité de la famille, du couple ou dans le repli des solitudes, chacun est face à lui-même, à son passé et à la vie qu’il s’est construite, avec la part de chance qu’il y a à cela. Je n’ai rien appris que je ne sache mais à l’évidence, les lignes sont plus nettes, la lumière plus crue. Dans l’horizon bref des appartements, dans la somme concentrée des gestes, paroles, sentiments, dans l’esquisse aux traits innombrables d’une journée confinée, voilà que nous payons notre passé, ou que notre passé nous paie. C’est le salaire de notre vie, qu’il soit juste ou non. L’injustice de la violence, l’injustice parfois de l’amour qu’on reçoit mais aussi la part de choix justes, en conscience, puisque cela existe aussi. Aimer l’être ou les êtres avec qui l’on vit, être aimé, voilà que notre horizon s’arrête d’abord à ces évidences premières.
Et brusquement aussi, dans cet horizon rétréci mais aussi concentré et intensifié, l’espace de l’appartement devient l’espace suprême. Chaque mètre compte, chaque espace de repli, chaque fenêtre, chaque place pour les enfants. Le jardin sauve (pour notre cas sauverait, nous en parlons souvent), sans parler des heureux qui ont la nature devant eux. L’endroit qu’on a choisi – notre place dans le monde. L’endroit qui nous a été imposé. Les rues autour de l’immeuble, de la maison. L’intensité presque oppressante de la rue en bas de l’immeuble, du paysage qui s’offre à nous – immuable, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine – puisque cette même rue que je ne voyais que distraitement en partant au travail ou en en revenant, voilà qu’elle est absolument et totalement ma rue, celle que je vais arpenter dans mes rondes d’une heure, en tournant autour de mon pâté de maisons.
Ce que nous offre le virus, c’est notre vie – surexposée par les lumières avides de l’éternel retour. Mais ce virus radiographie aussi les êtres par-delà le cercle intime, eux-mêmes rendus translucides par l’aveuglante lumière. Les commerçants deviennent des créatures imposantes – c’est eux qui détiennent les réserves de nourriture, eux qui détiennent le ticket d’entrée dans les nouvelles cavernes d’Ali Baba puisque la denrée est vaguement menacée, elle n’a plus en tout cas cette évidence du flux ininterrompu, et parfois elle manque, sous la forme fugitive, inconséquente, d’un pot de crème, qui éveille une inquiétude plus élémentaire. Les silhouettes dans la rue acquièrent une autre forme de présence, vaguement inquiétante là encore (ne passe pas trop près de moi), tandis que certains révèlent leurs natures de flics autoproclamés ou de donneurs de leçons – une minorité puisque dans l’ensemble, les gens suivent les règles, sans excès ni défaut. Les amis numériques font passer des messages sur smartphones, des dessins comiques, des vidéos, des graphiques, des analyses personnelles et tout cela dessine leur horizon intellectuel, qui n’est rien d’autre qu’un tempérament : l’anxieux voit les morts, l’optimiste voit l’occasion et le bienfait, le raisonneur dessine des courbes exponentielles, le sceptique est… sceptique. Sous des apparences rationnelles parfois très élaborées, je ne lis que des tempéraments, avec une frontière : ceux qui ont peur et ceux qui n’ont pas peur. Parfois, dans la tension de certains échanges, numériques ou réels (les rues deviennent agressives), dans l’irritation de certains commerçants, affleure le couple de la peur et de la violence, et ce qui se joue alors, présence fantomatique, c’est la répétition générale d’une crise plus importante, plus létale qui confronterait vraiment les êtres : l’absence de nourriture dans ces rayons à peine vidés, l’absence d’argent, la violence de tous contre tous.
Si la pandémie est révélatrice de nos propres existences, l’est-elle du monde qui nous entoure ? Celui-ci s’offre à nous, très souvent, sous la forme d’un petit écran où défilent des nouvelles, un objet de petite taille qui nous relate la grandeur du monde dans ce moment étrange où le monde entier partage la même pensée, où la moitié de l’humanité partage l’expérience du confinement. Nous écoutons les médecins puis nous devenons nous-mêmes médecins, épidémiologistes, virologues mais aussi économistes, politiques, spécialistes universels. Les articles tronqués faute d’abonnements défilent : amorces de tribunes enflammées, d’éditoriaux définitifs : ce virus est grave, il n’est pas si grave, le nombre de morts est effrayant, ce n’est rien par rapport au tabac, il faut changer la hiérarchie sociale des métiers, que valent des traders face aux infirmières, aux caissières des supermarchés et aux médecins, le monde d’après arrive, non il n’arrive pas, rien ne sera plus comme avant, l’État a failli, il faut plus d’État, non, l’État est obèse et impuissant, le lien à la nature est rompu, ce virus n’a rien à voir avec l’écologie, c’est la faute à la mondialisation, non cela n’a rien à voir, l’Europe n’est pas à la hauteur, si, quand même, regardez le plan de sauvetage, la crise va tout changer et voilà comment on va faire parce que la révolution arrive qui n’est pas une révolution et… Commentaires, bavardages, idiosyncrasies. Tout est vrai et faux, pourtant tout concourt à un mode plus général d’appréhension du monde et même le virus des complotistes (mon Dieu ! rencontrer un complotiste, tâcher de le comprendre…) destiné à supprimer l’humanité y contribue, parce que le délire est lui aussi une composante de notre monde.
Fabrice Humbert, « Tracts de crise » n° 53 – Gallimard, 20 avril, 12h