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Risquerions-nous un déficit d’imaginaire ?

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Qui dit changement de paradigme de civilisation, dit aussi changement radical des repères et recomposition des éléments structurants de la société. On ne peut pas penser le monde en devenir avec le cadre de références de celui qui l’a créé, disait Einstein. Changer de paradigme de civilisation, c’est refonder nos imaginaires et élaborer un récit. A ce moment, tout à coup il y a un engouement pour l’imaginaire et une opportunité à saisir pour produire un récit ; comme un buzz ou un phénomène de mode. Cette soudaine frénésie rend-t-elle service à l’élaboration de notre futur ou à l’inverse embrume-t-elle son horizon ? Sommes-nous libres de « tout » cocréer ou bien sommes-nous déjà conditionnés à produire ce qu’un modèle dominant a prescrit ? L’imaginaire deviendrait-il une instrumentalisation du futur à des fins peu avouables ? Ou bien serait-il le fruit de nos failles et biais cognitifs et sociaux entremêlés ?

Un contexte

Au printemps 2019 le ministère des armées a annoncé son intention de réaliser une Red Team d’auteurs de Science-Fiction pour imaginer le futur des armées [1]. Cette intention a été présentée aux Utopiales 2019 [2] et a fait grand émoi dans la communauté des auteurs par crainte d’être instrumentalisés. Depuis, un buzz s’est développé autour de la notion d’imaginaires. Déjà présente dans le film Demain, se faisant la promesse d’apporter un récit fédérateur pour les générations futures. A la suite de l’ouvrage d’Harari, Sapiens [3], l’engouement pour les futurs, les imaginaires et la fabrique du futur se généralisent, les cabinets de conseil s’en emparent, les médias s’en font l’écho.

La question qui se pose est alors « est-ce un nouveau phénomène de mode ou une nécessité pour changer de paradigme de civilisation » ?

Un engouement synonyme de business

Comme chaque nouvelle tendance business, à l’instar des nouveaux concepts, elle se sature à vitesse Grand V, c’est-à-dire, à celle des échanges et partages via les réseaux sociaux. La réplication continue asphyxie les idées et les rendent obsolètes avant même d’avoir été expérimentées jusqu’au bout. Il va nous falloir ralentir les copier-coller pour limiter l’obsolescence programmée des idées et des concepts. Nous en avons besoin pour définir demain.

Ainsi donc, dès lors qu’un nouveau buzz frémit, les acteurs du business s’en emparent et les marqueteurs réussissent à vendre des notions qu’ils ne connaissent pas, laissant parfois dans l’ombre des acteurs engagés depuis longtemps dans l’aventure, qui requiert, somme toute, une certaine expertise.

Le risque de cette instrumentalisation du futur est d’assombrir l’avenir en encourageant des voies royales marquetées qui, de par leur tendance à se répliquer, pourraient laisser de côté la « biodiversité » des possibles.

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Nous avons une responsabilité éthique vis-à-vis des générations futures

Alors, nous ne pouvons laisser hypothéquer le futur par quelques-uns, aussi talentueux soient-ils ; il en va de notre responsabilité pour les générations futures. Car si nous proposons un panorama rétrécit des possibles, nous oblitérons les milliers d’options nécessaires à l’émergence de la ou des bonnes options. Si des intérêts business orientent les élaborations de solutions, ce sont des pans entiers des avenirs potentiels qui ne seront pas explorés et dans lesquels peut-être de véritables résiliences sont à élaborer.

A l’instar du vivant, des glands de chênes par exemple, offrons la profusion, vitalisons la diversité des productions et laissons les sélections naturelles s’effectuer au travers d’un tamis que nous pourrions décider.

A l’époque des impressionnistes et du dadaïsme, nombreux ont été les courants artistiques de la peinture à la littérature qui s’essayèrent comme autant de pinceaux sur une toile brouillonne pour parvenir, par le choix aléatoire des attracteurs étranges du vivant, à la configuration qui a façonné notre XXe siècle.

Aujourd’hui, avec Internet, les réseaux sociaux et les Gafam, pour la première fois de l’humanité, nous pouvons nous observer agir comme aussi nous manipuler avec force data managing et algorithmes orientant les sélections et les diffusions. Nous détenons la capacité de changer les choses délibérément, ceci à condition de ne pas tomber dans les pièges de nos biais cognitifs, psychologiques et sociaux. Car notre futur ne serait alors qu’un pâle reflet d’aujourd’hui et gageons qu’il ne retienne pas le pire des options.

Nous sommes agis par nos biais cognitifs, psychologiques et sociaux

Quête du pouvoir et modèle pyramidal

Sébastien Bohler, dans son ouvrage Le bug humain [4], nous rappelle certains des fonctionnements archaïques de notre cerveau reptilien/limbique. Notamment le striatum [5] qui détermine les circuits neuronaux de la récompense et active la dopamine pilotant alors cinq besoins fondamentaux, qui interagissent largement entre eux. Ces besoins sont : manger, se reproduire, asseoir du pouvoir et rechercher les places de pouvoir, acquérir de l’information pour se protéger et anticiper les conditions de succès, et fournir le moindre effort, ce qui conduit à éviter les changements et à répéter les comportements tels que copier autrui. L’articulation de ces besoins et de l’activation du système de récompense de la dopamine conduit aux addictions et à des comportements recherchant le « toujours plus »[6].

Narcissisme et mimétisme

A ces besoins fondamentaux et les récompenses allouées en les satisfaisant, cela permet de comprendre les critères pour appréhender la qualité ou la légitimité d’une personne ou de ses actions. Tout dépend de sa visibilité.
La quête du pouvoir encourage le modèle pyramidal et la quête de devenir le mâle ou la femelle alpha. Les manifestations et signes extérieurs de réussite ou de richesse sont alors convoités, mêlant à la fois les besoins précédemment énoncés, le système de récompense et le désir mimétique [7] (René Girard). Peu importe comment une personne accède au sommet de la pyramide et si des personnes de qualité restent dans l’ombre, par exemple, par manque de réseau pertinent. Ainsi, cette quête de visibilité, compte tenu des avantages que cela apporte, nourrit notre narcissisme archaïque.

Buzz et réseaux sociaux

A cela s’ajoutent les pratiques numériques des réseaux sociaux. Plus une personne obtient de like et plus les algorithmes la référencent, augmentant sa visibilité et donc son attractivité. Elle est alors encore plus visible et donc davantage sollicitée par les médias. Et le cercle devient très vite vicieux, valorisant une poignée, et laissant une grande majorité de talents dans l’ombre.

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Mimétisme et neurones miroirs

A ces éléments s’ajoute à nouveau l’effet mimétique, mais cette fois-ci il s’agit d’un phénomène neurologique, celui des neurones miroirs qui nous incitent à copier les comportements d’autrui par une empathie affective et cognitive. Ainsi, si X agit comme cela, relaie telle information, se rend à telle manifestation, lit tel ouvrage, selon la légitimité et l’influence que nous lui conférons, « je » « copie » ce qu’il ou elle dit, écrit, fait. Ceci sans valider les sources s’il s’agit d’informations [8] ou sans creuser pour trouver d’autres acteurs s’il s’agit d’une personne, conférencier, écrivain, journaliste, éditeur, etc…

Besoin d’appartenance

Enfin, notre besoin d’appartenance, nous conduit à agir comme autrui afin d’être reconnu et d’appartenir à la tribu convoitée. Celle qui nous permettra d’obtenir le plus de signes de reconnaissance, de visibilité et donc de pouvoir et de signes extérieurs de réussite. En être ou pas devient alors déterminant et conditionne nos actions, nos soumissions ou compromissions pour éviter de prendre le risque de l’exclusion et de l’ombre [9].

L’hermétisme des réseaux

Les réseaux des grandes écoles rassemblent un certain nombre des critères mentionnés précédemment. Ainsi, au-delà des corporatismes professionnels, les réseaux des écoles qui comprennent dans l’inscription, parfois onéreuse ou à la suite d’une sélection par voie de concours, le droit d’appartenir au réseau privilégié de l’ENA, SciencePo, HEC, X, ESCP… Cette sélection a pour objectif de faciliter l’ascenseur social [10] et de distinguer ceux qui en font partie et les autres qui de facto sont exclus de ces cercles privilégiés. Ces réseaux permettent donc d’atteindre, à compétences égales, plus rapidement le haut de la pyramide et d’acquérir les signes de richesse et de visibilité convoités.

Quel lien avec l’imaginaire ?

Tous ces éléments participent à expliquer les raisons pour lesquelles lorsqu’un nouveau courant arrive, comme celui aujourd’hui d’imaginer demain et de produire « le » récit fondateur de notre civilisation en recomposition, les dangers de copier-coller sont importants. En effet, si sans prendre le temps des investigations, des recherches plurielles des nouveaux possibles, sans regard critique et multidisciplinaires, nous nous aventurons à répéter à l’envi les propos d’une poignée et de ne diffuser qu’une ou deux pensées ou visions et de se priver des possibles de la diversité, nous prenons un risque majeur.

L’hypothèque que nous faisons alors sur notre avenir est grave. Il en va de l’avenir de notre humanité, et nos besoins égotiques ne devraient pas avoir droit de citer. Car les livres et les films de science-fiction se sont succédé de 1984 à Star Wars, pour ne parler que d’exemples mondialement connus, leur message de mise en garde était clair et pourtant ingénieurs et politiciens ont construit des armées de robots, des voitures volantes, des milliers de satellites pour surveiller nos faits et gestes, mais personne n’a fait une école à l’instar de Yoda pour transmettre la sagesse.

Ainsi, s’occuper de dessiner le futur est une affaire sérieuse, de grande personne, comme dirait le Petit Prince, autre chef d’œuvre de la littérature, aux multiples messages de sagesse.

Il nous faut rester vigilants aux intentions qui poussent à s’engager dans cette voie. Qu’est-ce qui nous anime profondément ? Quelle influence voulons-nous avoir sur le monde ? Est-ce un impact désintéressé ou l’opportunité de briller individuellement ? L’enjeu est trop important pour ignorer nos possibles dérives.
Nous avons réalisé toutes les inventions de Léonard de Vinci ou de Jules Verne, alors prenons, ensemble, des précautions pour rêver demain, nous pourrions y vivre, pour le meilleur ou pour le pire.

En conclusion

Ainsi, plus nous prenons conscience de nos différents biais cognitifs et sociaux entremêlés, plus nous cherchons à les modifier et plus nous nous donnons les conditions de la diversité des imaginaires. Il s’agit alors d’une interculturalité intellectuelle, d’une pluralité d’imagination au service de la richesse humaine et de celle de notre avenir.
Les générations futures nous remercieront de cette vigilance et d’avoir maintenues ouvertes les fenêtres des possibles.

Ce que l’on pense on le devient.
Ce que l’on ressent, on l’attire.
Ce que l’on imagine, on le crée.
Bouddha

 

 

 

 

[1] https://www.defense.gouv.fr/aid/actualites/lancement-red-team
[2] https://lavolte.net/militarisation-utopiales-2019/
[3] Yuval Noah Harari, Sapiens, Albin Michel, 2015.
[4] Sébastien Bohler, Le bug humain, Robert Laffont, 2019.
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Striatum
[6] Ce qui explique notre comportement du toujours plus, de l’illimité, des addictions et qui nous prive de la capacité à la sobriété délibérée sauf en mobilisant d’autres ressources internes. Mais ce n’est pas l’objet de cet article.
[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Désir_mimétique
[8] Comportement déploré par les journalistes d’investigation.
[9] Pour plus de détails : C. Marsan, Délicate transition, Acatl, 2017. https://www.acatl.fr/la-delicate-transition/
[10] Aurélie Ledoux, L’ascenseur social est en panne. A quoi sert l’école?, Flammarion, 2012.

Pour aller plus loin :

  • Livre « Entrer dans un monde de coopération, une néo RenaiSens », de Christine Marsan – Chronique Sociale, 2013 (La RenaiSens fait écho à la Renaissance historique et qualifie notre nouveau modèle de civilisation en émergence, dont la particularité est d’être une société de la connaissance porteuse de sens.)

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