Alors que les tribunes de dirigeants et responsables RSE de grandes entreprises se multiplient (1) en amont de la COP28, demandant une régulation plus forte et claire de leurs activités au nom de la lutte contre le changement climatique, l’association Notre Affaire à Tous interpelle 26 multinationales françaises sur leurs manquements en matière de vigilance climatique.
Notre Affaire à Tous a adressé ce mercredi 8 novembre des courriers d’interpellation et d’alerte à 26 multinationales françaises (Société Générale, Crédit Agricole, Carrefour ou encore Stellantis-PSA, …), visant à apporter un éclairage sur les défaillances de leurs plans de vigilance et les mesures à prendre urgemment afin de se mettre en conformité avec la loi, qu’il s’agisse d’une meilleure identification des risques que leurs activités font peser sur le climat, d’une reconnaissance plus claire de leur responsabilité individuelle à agir ou encore de mesures concrètes de vigilance adaptées à la hauteur, et à la temporalité des enjeux humains et environnementaux que soulève la crise climatique.
Le respect des engagements climatiques de la France, et en particulier sa juste part dans les efforts d’atténuation des émissions de gaz à effet de serre mondiales, doit nécessairement passer par la régulation et la mise en conformité des multinationales françaises, actives partout dans le monde, avec les objectifs de l’Accord de Paris. Selon le Gouvernement, les entreprises ont même la responsabilité d’assurer “la moitié des efforts” nécessaires à la transition écologique.
Face à ces comportements irresponsables, les grands principes du devoir de vigilance constituent un des rares moyens d’éviter tant l’effondrement des écosystèmes que celui de l’économie elle-même. C’est dans ce contexte que l’Union Européenne travaille à l’émergence d’une directive sur le devoir de vigilance. Dix ans après la catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh, à l’origine de la loi française sur le devoir de vigilance, le Parlement Européen vient d’adopter un texte qui permettra peut-être de définir des obligations de vigilance en direction des grandes entreprises européennes. Ce simple constat constitue une avancée majeure, qu’il ne faut pas négliger. Pour autant, nous ne pouvons que constater par nous-mêmes l’énergie (et les moyens) déployés par les groupes d’influence pour limiter autant que possible le champ d’application du projet de directive auprès du Conseil Européen d’abord, de la Commission Européenne ensuite, et enfin du Parlement Européen. Malgré cela, la nécessité de réguler l’action des multinationales s’impose et l’Europe devrait contribuer d’ici quelques mois à l’émergence d’une nouvelle norme qui fera date.
Le manque de transparence des entreprises ne permet pas encore de saisir leur impact sur les émissions mondiales de gaz à effet de serre dans leur entièreté
Les 26 entreprises analysées dans le Benchmark 2023 de la vigilance climatique des multinationales françaises, et interpellées aujourd’hui par courrier, peuvent, à elles seules, agir sur au moins 10% des émissions mondiales. L’objectif de cette étude juridique était d’évaluer la transparence et la suffisance des engagements des entreprises soumises à la loi relative au devoir de vigilance en matière climatique.
Cette quatrième édition du Benchmark montre que la loi française sur le devoir de vigilance ne suffit pas à ce stade pour contraindre les entreprises à faire leur part pour limiter le réchauffement à 1,5 °C. Aucune entreprise ne se conforme encore pleinement aux critères, ni même Schneider Electric, la meilleure entreprise du classement (85/100), qui doit renforcer ses mesures concrètes de réduction de GES, ou, à tout le moins, démontrer leur efficacité avec plus de crédibilité.
La plupart des entreprises laissent entendre que de meilleures réglementations étatiques sont nécessaires alors que le devoir de vigilance leur impose d’être proactives. Toutes les entreprises doivent donc encore renforcer leur transparence, leur ambition et leur efficacité.
L’absence de jurisprudence établissant un devoir de vigilance climatique 1,5 °C (scope 1+2+3), sur le modèle de la décision Shell rendue aux Pays-Bas, constitue certainement un élément de réponse pour comprendre les défaillances des entreprises, et ce, en dépit des efforts contentieux menés notamment par Notre Affaire À Tous (NAAT) en la matière, depuis 2020 à l’encontre de TotalEnergies, depuis 2021 à l’encontre de Casino (déforestation), et 2023 contre BNP Paribas.
Il est effectivement indéniable que certaines entreprises profitent des incertitudes juridiques pour retarder certains changements qui s’imposent.
Bien loin des discours qui cherchent à démontrer que la France ne pourrait agir que sur 1% des émissions mondiales, les multinationales françaises doivent prendre leurs responsabilités et enclencher une révolution dans leurs activités, stratégies et critères de réussite, afin que les objectifs de l’Accord de Paris soient collectivement atteints. Cette obligation explicite est notamment ancrée depuis 2022 dans la directive européenne sur le reporting extra-financier (Corporate Sustainability Reporting Directive) (2).
Le cas des banques est notamment révélateur du poids des acteurs français dans la transition et la planification écologique mondiale. Par exemple, les banques ne reportent pas leurs émissions liées aux entreprises qu’elles financent (scope 3), hormis le Crédit Agricole. Oxfam et Carbon4 ont proposé une estimation de leurs émissions, dont la prise en compte conduit à une augmentation drastique des émissions des entreprises du Benchmark.
La plupart des entreprises insistent sur la responsabilité collective pour limiter leur responsabilité individuelle
Par ailleurs, certaines entreprises continuent de limiter leur responsabilité individuelle. Veolia, par exemple, est la seule entreprise à considérer que le climat « ne relève pas du champ d’application de la loi sur le devoir de vigilance, dont l’objectif premier est de veiller à protéger les travailleurs et les populations dans le cadre de chaînes d’approvisionnement globalisées » (Veolia, Plan de vigilance 2022, p. 11).
Cette position singulière n’est pas représentative des entreprises analysées qui intègrent toutes le climat à leurs plans de vigilance, au moins formellement. Cela n’empêche pas néanmoins 9 entreprises sur 26 de chercher à restreindre leur responsabilité vis-à-vis de leurs émissions de scope 3 en refusant d’intégrer pleinement ces émissions à leurs plans de vigilance (Renault, Carrefour, Eiffage, ArcelorMittal, Bolloré, Veolia, TotalEnergies, Engie, Auchan, Casino), ou encore en omettant entièrement de mentionner le scope 3 et les actions afférentes au sein des plans de vigilance, quand d’autres préfèrent insister sur la responsabilité collective à cet égard.
Il importe sur ce point de rappeler que si effectivement le changement climatique est un phénomène global et qu’une responsabilité collective en découle, nous n’y contribuons pas à la même hauteur et qu’il existe bien une responsabilité individuelle des plus gros émetteurs dont font partie les entreprises analysées dans le présent Benchmark. De fait, plusieurs sources juridiques dont le devoir de vigilance obligent les entreprises à lutter activement contre le réchauffement climatique. Il est donc attendu des entreprises qu’elles reconnaissent explicitement et sans ambiguïté leur responsabilité dans l’aggravation de la crise climatique et s’engagent de manière proactive dans la transition.
L’identification des risques climatiques liés aux activités économiques des entreprises nécessite aussi de s’appuyer sur la meilleure science disponible. Alors que le GIEC a rendu un rapport spécial sur le sujet, aucune entreprise n’identifie les risques liés à un dépassement de la température 1,5 °C avec un niveau de détail suffisant. De fait, pas une seule entreprise ne cite l’augmentation significative des risques d’emballement climatique (tipping points) en cas de dépassement de la température mondiale de 1,5 °C. Les entreprises se contentent au mieux de faire des références vagues et/ou ponctuelles aux rapports du GIEC. Bien que ce critère puisse apparaître assez trivial et formel, il est essentiel pour comprendre la nécessité de limiter le réchauffement climatique et saisir l’impérativité de l’effort demandé aux entreprises.
Des efforts considérables supplémentaires doivent, dans tous les cas, être encore mis en œuvre par les entreprises pour réduire les émissions de 50 % en 2030
Quasiment toutes les entreprises citent l’Accord de Paris, mais pas constamment au sein des plans de vigilance. Lorsque l’Accord de Paris est visé, il l’est généralement dans le cadre d’annonces vagues et peu définies. C’est le cas dans le plan de vigilance de TotalEnergies où l’entreprise considère l’objectif 2 °C comme étant l’objectif ultimement à atteindre, alors que l’Accord de Paris lui-même et le GIEC insistent sur l’importance de ne pas dépasser 1,5 °C. Ce message commence à être intégré, puisque la majorité des entreprises (15 sur 26) annonce désormais viser une trajectoire 1,5 °C, ce qui constitue un progrès notable à nuancer toutefois dans la mesure où l’ambition de ces entreprises n’est pour l’instant pas garantie par des mesures concrètes suffisamment crédibles. En effet, les objectifs climatiques publiquement affichés par les entreprises analysées permettraient de réduire leurs émissions d’ici 2030 de 20% par rapport à 2019 (année hors effet COVID).
Ces chiffres doivent toutefois être utilisés avec précaution puisque les mesures concrètes proposées par les entreprises manquent souvent de crédibilité, l’impact du plan d’action des entreprises pourrait donc être bien moins ambitieux. Des efforts considérables supplémentaires doivent, dans tous les cas, être encore mis en œuvre par les entreprises pour réduire les émissions de 50% en 2030 (par rapport à leur année de référence), qui constitue la valeur minimale à atteindre pour être aligné sur 1,5 °C selon le groupe d’experts de l’ONU «HLEG» sur les engagements climatiques des entreprises.
Ces constats démontrent la nécessité urgente d’obliger les multinationales à s’aligner avec l’objectif 1,5 °C de l’Accord de Paris. Toutes les entreprises ou presque limitent leurs engagements au territoire européen et/ou aux pays développés, et ce quand bien même une part importante de leur activité économique est tournée vers d’autres zones géographiques. C’est le cas, par exemple, de Stellantis-PSA, Renault, ArcelorMittal et TotalEnergies qui continuent de limiter leurs objectifs 1,5 °C à l’Europe, alors qu’une part importante de leur activité concerne le reste du monde. Le même constat vaut pour ADP ainsi que les concessions aéroportuaires de Vinci qui doivent impérativement redéfinir leur stratégie de réduction des émissions à partir de l’intégralité de leur scope 3 et surtout de l’ensemble de leurs aéroports.
Demandes aux entreprises
Aucune entreprise analysée dans le Benchmark ne peut prétendre être en conformité avec la loi et la vigilance climatique. Cela signifie que les entreprises du benchmark ne luttent pas suffisamment contre le changement climatique et s’exposent par conséquent à des risques juridiques.
Pour y remédier les sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre de ces grands groupes transnationaux doivent :
- dévoiler intégralement les émissions directes & indirectes du groupe,
- reconnaître les risques climatiques et leur part de responsabilité à l’échelle du groupe (Il est important pour les sociétés mères ou entreprises donneuses d’ordre de mentionner que les émissions de GES issues de leurs activités représentent un risque grave et imminent pour l’environnement. De plus, chaque entreprise doit reconnaître, de manière explicite, sa contribution au réchauffement climatique. Cette prise de conscience est un prérequis à l’élaboration d’une stratégie sincère et intègre de baisse des émissions de GES),
- adopter une stratégie climatique plus ambitieuse en s’alignant au scénario de 1,5 °C et non celle de 2 °C. (la trajectoire 1,5 °C est la seule qui assure suffisamment de chances de remplir l’objectif de l’Accord de Paris),
- adopter des mesures chiffrées, précises et vérifiables afin de prévenir les risques liés au changement climatique, s’assurer que le plan de vigilance est complet (il est attendu que le bilan carbone soit communiqué dans son intégralité et que le changement climatique soit mentionné dans la cartographie des risques du plan de vigilance de la société. Des mesures adaptées, détaillées et effectives d’atténuation du risque climatique doivent également apparaître dans le plan de vigilance),
- s’appuyer sur les parties prenantes externes et internes afin d’élaborer leur stratégie climatique,
- et enfin, travailler avec les pouvoirs publics à changer les règles du jeu économique dans la mesure où les entreprises ne parviennent pas à s’autoréguler.
La France est le premier pays européen à soutenir des projets d’extraction de “bombes climatiques” partout sur la planète, via les 154 milliards de dollars de soutiens financiers que les banques françaises ont apportés aux entreprises planifiant ou exploitant ces projets incompatibles avec l’Accord de Paris (3).
Il est impératif que l’Etat français, via des réglementations contraignantes et un contrôle de l’application de ces lois, et les entreprises françaises les plus émettrices, via la mise en œuvre de mesures de vigilance adaptées, activent tous les leviers possibles pour garantir une réduction forte des émissions territoriales et extraterritoriales, et ainsi œuvrer à une atténuation des impacts du dérèglement climatique, notamment en France qui est l’un des pays les plus impactés par la crise climatique en Europe (4).
Dans tous les cas, tant que les entreprises ne retraceront pas correctement leurs émissions, ne reconnaîtront pas leurs obligations individuelles et ne mettront pas en place des mesures pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, elles continueront de s’exposer à des risques contentieux.
1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/17/developpement-durable-nous-sommes-au-fait-des-limites-du-systeme-sur-lequel-est-ancree-la-creation-de-valeur-de-nos entreprises_6194950_3232.html
ou encore https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/cop28-plus-d-une-centaine-d-entreprises-appellent-les-gouvernements-a-s-attaquer-aux-energies-fossiles_6139953.html?mc_cid=f15b7f4db5&mc_eid=da394c3653&utm_source=brevo&utm_campaign=Courriers%20dinterpellation%20BM&utm_medium=email
(2) La CSRD a été adoptée définitivement (déjà en 2022 – en cours de transposition). Elle demande l’élaboration d’un modèle économique compatible avec 1,5°C (scope 1 -3).
(3) Les bombes climatiques émettraient quatre fois le budget carbone restants de l’humanité pour contenir le réchauffement climatique à 1.5°C :https://www.theguardian.com/environment/2023/oct/31/france-carbon-bomb-projects-banks-fossil-fuels-climate?utm_source=brevo&utm_campaign=Courriers%20dinterpellation%20BM&utm_medium=email
(4) L’ONG Germanwatch classe la France au 27ème rang des pays les plus touchés dans son indice des risques climatiques entre 2000 et 2019, soit l’un des pays les plus impactés d’Europe avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.