Des années de recherche ont montré comment les entreprises de combustibles fossiles et leurs alliés font pression sur les institutions européennes pour qu’elles adoptent des législations clés. Aujourd’hui, une nouvelle analyse de Global Witness révèle que les politiciens au sommet de la Commission von der Leyen elle-même – y compris le vice-président de la commission et les commissaires chargés des dossiers essentiels du Green Deal – ont des liens étroits et des intérêts personnels avec l’industrie des énergies fossiles.
En lançant le Green Deal européen en décembre 2019, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait comparé ce moment historique à celui du premier pas de l’homme sur la Lune. Le plan vise à atteindre des émissions nettes zéro dans l’Union européenne d’ici 2050, et bien qu’il ait été critiqué pour son manque d’ambition, il suggère que l’Europe prend conscience de la nécessité de faire face au changement climatique.
La question la plus urgente de notre temps
La présidente Von der Leyen mène sa politique avec le concours des 27 commissaires de la Commission européenne. Ce sont des politiciens professionnels chargés de diriger l’élaboration de la politique européenne dans des domaines spécifiques, un pour chaque État membre de l’UE. Le Green Deal est présent dans tous leurs dossiers, du transport à la production alimentaire. Mais les commissaires chargés de sa mise en œuvre sont-ils réellement libres de leurs mouvements ?
Une enquête approfondie menée par l’ONG Global Witness, référence en matière de recherche de la corruption des politiques publiques, vient jeter un pavé dans la mare. L’analyse détaillée des déclarations éthiques que les commissaires sont tenus de soumettre lors de leur entrée en fonction révèle des liens qui vont des relations familiales avec l’industrie des combustibles fossiles, aux paiements de missions réalisées pour des sociétés offshore liées aux industries fossiles. Ces révélations soulèvent de sérieuses questions sur la capacité de la Commission européenne à traiter en toute indépendance la question politique la plus urgente de notre temps.
Trois commissaires sont particulièrement épinglés par l’enquête de Global Witness :
Stella Kyriakides, une affaire de famille
Commissaire en charge de la santé et de la sécurité alimentaire, Stella Kyriakides est très impliquée dans le travail sur le Green Deal européen. Dans le cadre de la stratégie européenne « de la ferme à la table », le département de Stella Kyriakides vise à mettre en place un « système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement » – un travail important, alors que la production alimentaire est responsable d’environ un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Mais la déclaration d’intérêts de la commissaire chypriote, déposée en février 2020, révèle que son mari était directeur de Motor Oil Holdings Ltd et de Petroventure Holdings Limited, deux sociétés chypriotes qui détiennent ensemble 40 % des parts de Motor Oil Hellas, une grande société grecque de raffinage et de commerce du pétrole. Motor Oil Hellas exploite la raffinerie de Corinthe, le plus grand complexe industriel privé de Grèce, qui traite 186 000 barils de pétrole brut par jour. La société a produit plus de 7,3 millions de tonnes d’essence, de diesel et de carburant aviation, ainsi que 4,7 millions de tonnes d’autres carburants et sous-produits. Si les principaux produits raffinés étaient brûlés dans les moteurs de voitures et d’avions, ils produiraient à eux seuls plus de 23 millions de tonnes de dioxyde de carbone, soit un tiers des émissions annuelles totales de la Grèce. En plus de fournir directement du gaz fossile à ses clients, Motor Oil a participé à l’exploration de nouvelles sources de ce combustible jusqu’au Texas et en Tanzanie.
La commissaire objecte que les mandats d’administrateur de son mari ne constituaient pas un conflit tel que défini par le code de conduite de la Commission.
Adina Vălean : des relations très imbriquées
En examinant la déclaration d’intérêts d’Adina Vălean, la commissaire roumaine en charge des transports, Global Witness a découvert qu’elle avait siégé au conseil consultatif de Finite Assets Ltd, une société enregistrée dans les îles Vierges britanniques, pour laquelle elle a reçu des honoraires de conseil. Cette société est détenue par Rompetrol Holding S.A., une société suisse qui est, elle-même, sous le contrôle d’un milliardaire roumain, Dinu Patriciu. Ce dernier doit sa fortune à la vente de sa société à la compagnie pétrolière et gazière d’État du Kazakhstan.
Des relations bien imbriquées, comme on en voit souvent dans ce type de montages. Apparemment, « rien ne laisse penser que les liens d’Adina Vălean avec Dinu Patriciu ont influencé son travail au Parlement européen » précise Global Witness. Mais l’ONG ajoute : « sa proximité avec l’industrie soulève des questions plus larges sur ses priorités et son aptitude à occuper un poste de la Commission d’une importance capitale pour les émissions de carbone ».
En effet, en 2018, elle était l’une des principales intervenantes à la conférence annuelle du groupe de pression Gas Industry Europe, aux côtés du président de la société gazière d’État roumaine, Transgaz, qui a reçu à ce jour plus de 180 millions d’euros de financement de l’Europe. Lors de la conférence, Vălean a félicité les participants pour « avoir gardé nos maisons chaudes et fait fonctionner nos usines », décrivant le gaz fossile comme « essentiel pour la transition vers une économie à faibles émissions ». Plus tôt, en 2017, elle organisait un dîner-débat annoncé par le groupe de coordination GasNaturally, qui concluait que « le gaz est un combustible flexible et abordable qui peut réduire les émissions de carbone et améliorer la qualité de l’air dans tous les secteurs de l’énergie ». En 2015, elle devait s’exprimer aux côtés du président de GasNaturally et des dirigeants d’Eni et de Statoil lors d’un atelier parrainé par l’Association internationale des producteurs de pétrole et de gaz, tandis qu’en novembre 2019 – quelques jours avant sa confirmation en tant que commissaire – elle organisait un événement GasNaturally sur les émissions de méthane.
Cette proximité avec les magnats des combustibles fossiles et ces prises de parole lors d’événements industriels de haut niveau, sont-elles conciliables avec la mission actuelle d’Adina Vălean à la Commission européenne, mission consistant à mettre en œuvre un changement radical de l’économie européenne en abandonnant l’énergie à base de carbone ? Difficile de le croire.
Josep Borrell Fontelles, diplômé es pétrole
Le commissaire espagnol Josep Borrell occupe un poste stratégique dans la Commission européenne : il est en charge de la politique étrangère, et, à ce titre, représente la diplomatie verte européenne qu’il doit défendre lors des sommets internationaux sur le climat et les COP.
Mais, des trois commissaires épinglés par Global Witness, il est probablement le plus directement associé aux intérêts des énergies fossiles. L’intérêt de l’Espagnol pour le secteur de l’énergie n’est guère surprenant. Il est titulaire d’une maîtrise en économie du pétrole et a passé près de dix ans en tant qu’ingénieur pour la compagnie pétrolière nationale espagnole, Cepsa.
De 2009 à 2016, il a siégé au conseil d’administration d’Abengoa, une entreprise énergétique espagnole impliquée dans la construction de centrales électriques à turbines à gaz à cycle combiné. En plus de travailler sur la production d’énergie solaire, éolienne et de biomasse, Abengoa a participé à la construction de plus d’une douzaine de centrales dans des pays allant du Mexique au Maroc. Pendant cette période, M. Borrell a reçu jusqu’à 300 000 euros par an de la part d’Abengoa.
Les relations de Borrell avec Abengoa lui ont déjà valu quelques ennuis. En 2012, il a été contraint de démissionner de son poste de président de l’Institut universitaire européen après avoir omis de déclarer ses intérêts dans la société énergétique espagnole. En 2018, il a été sanctionné pour délit d’initié par l’autorité espagnole de régulation des valeurs mobilières pour avoir ordonné à un de ses proches de vendre des actions de la société tout en ayant accès à des informations privilégiées en tant que membre du conseil d’administration.
En réponse à une demande de commentaires de Global Witness, un porte-parole de M. Borrell a déclaré que les protections de la Commission contre les conflits d’intérêts étaient « particulièrement solides » et que « avant d’entrer en fonction … M. Borrell a suivi de manière satisfaisante les procédures établies par la Commission européenne pour le dépistage des conflits d’intérêts potentiels ou perçus ». Il ajoute que M. Borrell s’était « soumis, comme tout futur membre du Collège [des commissaires], à un examen approfondi et avait ensuite été entendu par le Parlement européen ».
Un écheveau de liens
Il n’en demeure pas moins que l’enchevêtrement des liens entre Borrell, Abengoa et l’UE est symptomatique de l’influence considérable des grandes entreprises en général, et de celles des combustibles fossiles en particulier, sur la vie politique du continent. Comme ses collègues Kyriakides et Vălean, Borrell est entré dans les institutions européennes après avoir fait des incursions dans la politique nationale. Les trois commissaires sont rompus à la conclusion d’accords politiques de haut niveau, et aux relations plus ou moins étroites avec des armées de lobbyistes qui veillent jalousement à ce que leurs intérêts soient pleinement représentés.
Les intérêts personnels ou familiaux des commissaires chargés de porter la politique verte de l’Union européenne ne risquent-ils pas de nuire à leur mission ? Pour atténuer, voire éviter, une catastrophe climatique, l’Europe doit résister au lobbying des entreprises et prendre des décisions difficiles qui ne satisferont pas toutes les parties.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a qualifié le Green Deal de « marque distinctive » de son mandat de cinq ans, affirmant qu’il s’agit de la « nouvelle stratégie de croissance » de l’UE pour les décennies à venir. Le changement climatique est « une question existentielle pour l’Europe et pour le monde », avait-elle déclaré en prenant ses fonctions en 2019. Pour Global Witness, cela signifie que la Commission doit s’engager à respecter les normes éthiques les plus strictes.
« La Commission européenne a clairement indiqué qu’elle souhaitait prendre l’initiative au niveau mondial dans la lutte contre la crise climatique, mais ses liens avec l’industrie des énergies fossiles qui est à l’origine de cette crise sont profonds. Pour être à la hauteur du défi que représente la lutte contre le changement climatique, la Commission ne doit pas être redevable aux entreprises qui placent le profit au-dessus des personnes et de la planète », souligne Barnaby Pace, le responsable de l’enquête à Global Witness.
Cet article est judicieusement placé à la suite de l’article sur la pollution de l’air et ses conséquences. Il y a du travail en perspective pour enfin faire bouger RAPIDEMENT les choses!