Gérard Ayache nous a habitués à porter un regard incisif et décalé sur les mutations de notre époque. Que ce soit dans ses derniers livres (La grande confusion, et Homo sapiens 2.0) ou dans les chroniques Sens-dessus-dessous que nous publions régulièrement dans UP’. Aujourd’hui, avec Créative politique !, il s’attaque à la mutation de ce qui est au coeur de nos sociétés : le politique. Pas la politique et ses niaiseries quotidiennes. Non, le politique, c’est-à-dire l’art de gouverner les hommes. Et il est vrai que le politique est dans tous ses états, que plus personne ne le comprend, qu’on le fuit ou le vitupère, et que d’autres s’en exaspèrent. On annonce sa mort prochaine, son agonie interminable, mais il est toujours là, présent sur toutes les langues et toutes les ondes. Gérard Ayache nous montre que, si le politique nous échappe, s’est parce qu’il est en pleine phase de métamorphose. Une mutation prodigieuse qui se passe sous nos yeux et que nous ne savons pas décrypter, peut-être par lassitude, peut-être par préférence d’une confortable pensée toute faite.
La métamorphose est peu visible car dans l’esprit de la plupart de nos contemporains la politique est définie comme un art : celui qui consiste à gouverner une partie significative de la réalité sociale dans l’océan des relations humaines et des imaginaires. « Gouverner est alors volontiers conçu comme l’exercice consistant à piloter habilement un mobile doté d’une mécanique sophistiquée et rassurante. Le pilote est le leader, le chef, le guide ; c’est lui qui sait la route, la carte des vents et des marées, qui connaît les secrets des portulans. Auréolé de lumière et de pouvoir, le politique est un héros qui montre la voie et trace la route ».
Or pour Gérard Ayache, rien n’est plus faux que cette idée dans le monde dans lequel nous vivons actuellement. Elle produit inévitablement confusion et amertume, car elle repose sur une illusion : celle d’accoler l’idée de gouverner à des processus qui ne se laissent plus gouverner. La naïveté du politique contemporain – ou son cynisme – est de laisser croire que son action peut s’appliquer à une réalité aussi peu gouvernable qu’une société d’hommes disparates et à un monde aussi complexe que celui dans lequel nous évoluons désormais tant bien que mal.
La métamorphose que décrit l’auteur crée une ligne de fracture entre deux pratiques du politique : le politique «héroïque» et le politique «post-héroïque». Le politique héroïque est celui qui éprouve la nécessité d’arborer le statut prééminent voire sacré car hérité en ligne directe du religieux du politique. Il se place comme opérateur d’une unité surplombante et forcée. Le politique post-héroïque, au contraire, réinvestit le politique en garant de l’être-ensemble, en facteur de cohésion grâce auquel la contradiction peut être laissée libre et se manifester. Le politique post-héroïque n’est plus le grand ordonnateur, le pilote suprême ; mais sa fonction n’est pas réduite, bien au contraire.
L’affirmation arrogante de prétendre avoir le contrôle des choses, qui est celle des politiques de tous les temps, se heurte – et on le voit tous les jours — à deux obstacles liés intimement : la complexité des sociétés et l’incertitude, devenus la limite la plus objective de la toute-puissance de notre modernité. Dans cette réalité, c’est l’espace même du politique qui devient imprécis et confus. Le pouvoir passe d’un extrême à l’autre, d’une raison planificatrice à une stratégie du faire avec. Dans un cas, il tente d’imposer ; dans l’autre, il s’abandonne à la realpolitik et se soumet aux lois des organismes complexes qui régissent, à sa place, la société. Tantôt il épouse le courant ascendant de la puissance et devient l’allié des forces de domination effective du monde, pratiquant, dans une sorte de fuite en avant, un pouvoir qui se veut fort, en développant des thèmes sécuritaires et en alimentant les penchants d’un totalitarisme hypermoderne. Tantôt il se fait modeste et fonctionne dans un bas régime mou, dit de ‘gouvernance’, abandonnant des pans entiers de son pouvoir à la pratique instrumentale des ‘experts’, mieux intégrés que lui dans la logique des systèmes complexes. Happé par la force des regards, égaré dans des espaces complexes, compressé par l’urgence du temps et la perte de la durée, c’est le courage du politique qui s’estompe et disparaît dans la confusion du monde. Chacun reconnaîtra les siens…
Pour Gérard Ayache, retrouver le courage politique c’est faire œuvre créative ; c’est réinventer le sens du mot gouverner et lui donner une autre valeur que celle dont l’illusion héroïque l’a affublé. La politique n’est alors plus une question de modernisation, de réforme, voire même de révolution technologique ou sociale ; la question n’est pas de savoir comment marcher en tête, plus vite. La question se pose plutôt en termes d’actions créatives, capables d’articuler les tensions engendrées par une multitude de mouvements contradictoires. Notre époque n’est plus celle où l’on pouvait simplifier le réel en le forçant dans des concepts d’opposition tels que réformiste/conservateur, ou droite/gauche. Cette belle binarité qui distinguait, pour un temps, le bon cap du mauvais, ne fonctionne plus. Nous sommes embarqués sur une mer grossie de la coexistence de mouvements et de forces qui ne sont pas réductibles à un courant dominant qui indiquerait le sens. Le politique post-héroïque doit avoir le courage de descendre des hauteurs de sa vigie, pour sentir mieux la mer, les frémissements des vagues et les sautes des vents.
« Naviguer ne veut pas dire alors naviguer au hasard, au gré du caprice des éléments, au jour le jour. Cela veut dire, au contraire, gouverner courageusement face au monde, face au réel, l’esprit lucide et les sens en alerte. Cela veut dire agir et faire agir, ici et maintenant, sur le local et l’humain, pour atteindre un résultat global, valable pour la totalité. Cela veut dire écouter mais aussi entendre. Cela veut dire voir mais aussi faire voir. Cela veut dire sentir et comprendre le sens. Cela veut dire co-créer et insuffler une volonté dans tous les corps de la société. Cela veut dire éduquer à la responsabilité citoyenne de chacun, de l’enfant à la firme mondiale. Cela veut dire avoir le courage de changer de route si la vague est trop haute, pour atteindre mieux le futur commun possible. Cela veut dire être confiant dans l’intelligence des hommes avant de prétendre mériter leur confiance. »
Ce livre, court mais dense et percutant, devrait être lu par tous les acteurs politiques mais aussi tous les citoyens car il annonce une révolution profonde dans les concepts et les pratiques auxquels nous sommes tellement habitués. Et il donne des clés sur la plupart des enjeux du politique : comment coordonner les diversités et harmoniser le désordre, comment gérer la multiplicité des sphères fonctionnelles d’une société (politique, économie, écologie, santé, sciences, culture, etc)? Quelle valeur accorder à une représentation de la société qui n’est que le reflet projeté par une sphère parmi d’autres ? Longtemps, la politique, puis l’économie, ont projeté sur la société leur logique prépondérante. Aujourd’hui, ce sont les médias qui se mêlent à cette compétition. Demain la science, la santé, ou la religion, ou l’art, pourront tout aussi bien le faire. Le politique post-héroïque est celui qui saura coordonner et intégrer ces différentes sphères tout en régulant leurs mouvements égoïstes.
Le politique se situe désormais à un autre niveau, celui du contexte social ; il dessine dans la réalité complexe des espaces d’autonomie et des axes de coordination. Il met en œuvre une politique réflexive c’est-à-dire une politique qui permette à chaque système fonctionnel de s’auto-extérioriser, de se situer non pas par rapport à une unité ou à un ordre préétabli, mais par rapport à un contexte mobile et changeant. Dans cette logique créative, le politique métamorphosé prend une modalité singulièrement nouvelle : celle de s’autolimiter, de décentraliser son pouvoir et de se positionner dans une distance qui lui donne la légitimité de réconcilier les divergences et de sauvegarder la cohérence de l’ensemble de la société.
Le politique post-héroïque est ainsi conduit à se mettre dans une position dégagée des contingences habituelles, surchargées et immédiates de sa fonction. Les efforts du politique post-héroïque de faire participer dans une démarche co-créative un nombre toujours plus grand d’acteurs sociaux et d’entités fonctionnelles diverses dénote un passage effectif vers un modèle transversal de politique publique et d’émergence de nouvelles formes de démocratie collaborative et plus seulement participative. Des formes dans lesquelles les notions de confiance, de civilité, de vigilance sont complètement revisitées dans ce livre avec un regard innovant mais porteur d’espérances.
Espoir de voir la république et la démocratie se réinventer dans un mouvement de métamorphose littéralement subversif car tourné vers la réalité du monde et l’intelligence des hommes.
Fabienne Marion, Rédactrice en chef
Créative politique ! Vers une politique post-héroïque Par Gérard Ayache – 140 p. Disponible en format livre ou numérique sur amazon
Up’ Editions 2014